À l’heure du laitier

Charlie Hebdo

N° 177, 8 novembre 1995

Envoyé spécial chez moi

Allo la gestapo ?Je vous signale que mon batteur est de gauche

C’est toujours à l’aube qu’ils viennent frapper à votre porte. À l’heure du laitier, comme on dit… Après la prise du pouvoir par le FN, y en a quelques-uns qui auront intérêt à se lever très tôt pour surveiller les bruits de bottes dans l’escalier… Hier, nous parlions de ça avec mon batteur Amaury, il m’a dit que mon nom était probablement déjà sur la liste…

– Tu rigoles, j’ai dit, ils commenceront comme d’habitude par les intellectuels, les juifs, les communistes et les homosexuels. Je suis rien de tout ça, que je sache, j’aurai largement le temps de me barrer !

– Mon pauvre Renaud ! (Il m’appelle comme ça, mais je sais qu’il le pense pas vraiment…) Ils s’occuperont de la culture en général, de tous ceux qui donnent dans les arts, la musique, l’écriture. de tous ceux qui apportent l’émotion, la réflexion, la subtilité, toutes ces ridicules manifestations de l’esprit que l’extrême droite a toujours combattues. Non, je te dis, les artistes y passeront en premier. D’ailleurs, si tu connais un artiste juif, pédé et communiste, tu lui dis qu’il peut déjà préparer ses valises…

– Ouais, bon, d’accord, les artistes peut-être, mais pas les chanteurs. Ou alors les bons… Moi je chante quand même pas terrible…

– Ouah l’autre, eh ! Dégonflé ! T’y passeras comme tout le monde, mon pote ! Peut-être même avant tout le monde !

– Bon, eh ben je m’en fous ! je dis. Si y viennent me choper, je balance l’orchestre ! Y a pas d’raisons, après tout vous êtes largement complices. Allez hop ! Tous au Grand Stade avec moi !

– Ça va pas la tête, non ? Je suis batteur, moi, pas musicien ! Y vont pas emmerder un mec qui tape sur des tambours ! Moi mon truc c’est « dzing-boum-boum », je cautionne pas une seconde tes paroles énervantes, d’ailleurs je les entends même pas. Ça fait quinze ans que je t’accompagne, je sais toujours pas ce que tu chantes…

– Ouah l’autre, eh ! Dégonflé aussi ! Tu crois pas que tu vas t’en tirer comme ça, non ? C’est des « dzing-boum-boum » de gauche que tu balances, mon pote ! Le Front n’aime les tambours que sur les marches militaires ! D’ailleurs, je rappelle aux chemises brunes que tu t’appelles Amaury Blanchard et que tu habites l’Île-Saint-Denis. N’hésitez pas, les mecs ! Il se lève à pas d’heure, vous pouvez débarquer chez lui n’importe quand ! Il est abonné au Monde diplo et à Charlie Hebdo, il regarde Arte, il lit plein de livres, moins raciste que lui tu meurs, il croit même pas en Dieu, il vous déteste à mort et moi il m’adore. On est comme cul et chemise, il pense tout pareil comme moi, j’ai plein de chansons c’est lui qui m’a filé l’idée, d’ailleurs c’est quasiment à cause de lui que je chante des trucs comme ça ! Tout petit il me forçait à lire Lutte ouvrière ! À mon avis, il devrait même y passer avant moi. C’est plus qu’un complice, c’est quasiment mon âme damnée…

– Bon, d’accord, OK ! Ils viendront me chercher, on se retrouve au goulag. Mais je te préviens qu’au premier interrogatoire je te balance !

– Moi c’est pareil ! Je raconte que je t’ai vu pisser sur la statue de Jeanne d’Arc.

À ce moment de la conversation, notre ami Jean-Louis, l’accordéoniste, est venu nous traiter de collabos. Alors Amaury et moi on s’est mis d’accord : finalement, l’accordéoniste, en tant que chef d’orchestre, c’est un peu notre Jean Moulin à nous, la tête pensante de notre réseau de résistance, si y en a un qui doit morfler avant les autres, pour les autres, même, c’est quand même lui… On lui a pas parlé du croc de boucher qui l’attend dans les sous-sols de la rue Lauriston, on a fait comme si de rien n’était. Mais depuis ce matin il se demande pourquoi on l’appelle « chef »… 

  

Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HML des fans de Renaud