N° 154, 7 juin 1995
Envoyé spécial chez moi
Renaud compte les morts, Besson compte ses droits d’auteur…
Ça s’appelle Coup de gueule contre les calomniateurs de la Serbie, mais ça aurait aussi bien pu s’appeler Coup de fric contre les calomniateurs de la Serbie. C’est un petit opuscule d’une centaine de pages, c’est écrit gros, et ça coûte 80 balles. C’est Patrick Besson qui a pondu ça, en cinq minutes, comme on écrit une carte postale ou une lettre d’insultes, histoire, j’imagine, de se voir allonger par un généreux éditeur cent mille balles d’à-valoir qui lui permettront d’aller passer une semaine à l’hôtel Danieli de Venise, écrire, cette fois, un vrai livre.
« Les calomniateurs de la Serbie »… Vous vous demandez qui ils sont ? Ceux que son bouquin dénonce en quatrième de couverture comme coupables de « désinformation, falsifications, discours simplistes, manichéens qui se sont succédés dans les médias et parmi les intellectuels depuis le début de la guerre en Yougoslavie ». Vous pensez à B.-H.L., Glucksmann, Finkelkraut, peut-être même à Jean-François Deniau, à Schwartzenberg, à Kouchner, voire à Jean Hatzfeld de Libé ou Philippe Val de Charlie ? Vous pensez à des intellos, des journaleux, des politiciens, des écrivains ? Ben pas du tout. Ces quelques voix qui s’élèvent depuis des années pour dénoncer la purification ethnique perpétrée par les Serbes sur les Musulmans de Bosnie, Besson ne les a pas entendues. Un seul nom est cité dans son pamphlet. Un nom qui, à lui seul, symbolise cette mouvance, ce courant d’opinion que dénonce Besson, un nom auquel il consacre tout son premier chapitre, allez, vous avez deviné : le mien. S’appuyant sur un de mes balbutiements habituels en réponse à une interview de l’Huma sur notre périple en Bosnie, Besson ironise. Ni très drôlement, ni très intelligemment. Afin de réfuter cet argument à la con (largement répandu, et que je n’étais pas loin de partager avant d’aller là-bas) selon lequel il n’y aurait que des « belligérants », tous coupables des mêmes atrocités, pas d’agresseurs, pas d’agressés, pas de victimes, que des bourreaux, j’ai répondu qu’il y avait, à ma connaissance, deux cent mille morts côté bosniaque, moins de vingt mille côté serbe, que, dans ces conditions, il était difficile de ne pas prendre parti, de ne pas se sentir proche de la communauté qui avait le plus souffert. « Renaud ne s’est pas contenté de donner des concerts, il a aussi compté les morts. Il n’a pas dû dormir beaucoup. Par surcroît, il s’est donné la peine de tomber sur un compte rond ! Sur des chiffres aussi considérables, c’est exceptionnel ! » Pour Besson, je défends les gentils Bosniaques et calomnie les vilains Serbes parce que j’ai choisi le camp où il y a le plus de morts. « Les Bosniaques ayant plus de morts que les Serbes – il le sait bien, Renaud, puisqu’il les a comptés, les morts – ils sont meilleurs que les Serbes. Moins méchants. Plus cool. Plus artistes, plus démocrates… » Je vous fait grâce du reste de sa prose, c’est de la même eau. De celle dont on fait les révisionnistes. Besson utilise cette méthode sournoise de mettre en doute le nombre de morts annoncé, ce qui permet d’insinuer sans avoir l’air d’y toucher que si l’on nous ment un petit peu sur les chiffres ça doit cacher un gros mensonge…
La communauté internationale, les médias du monde entier, estiment au minimum entre deux cent et deux cent cinquante mille le nombre des victimes des Serbes, Besson, lui, conteste le chiffre parce que trop rond et parce que c’est un chanteur à la con qui le cite. J’ai pas intérêt à dire que Sarajevo est assiégée (par les Serbes) depuis 1100 jours, Besson en déduirait que Sarajevo n’est pas assiégée. Pas intérêt à dire que près de quatre millions de Croates et Musulmans de Bosnie ont été contraints à l’exode, déportés, chassés de chez eux (par les Serbes), Besson conclurait que c’est le flux estival des vacanciers, pas intérêt à évoquer leurs villes et villages, bibliothèques et lieux de culte systématiquement rasés, incendiés (par les Serbes), Besson nous expliquerait que c’est de l’aménagement du territoire version balkanique. Pas intérêt à lui rappeler le camp d’Omarska, où près de 5 000 hommes et femmes furent massacrés (par les Serbes), il me demanderait comment j’ai pu les compter et comment j’ai pu trouver un compte rond. Je ne m’aventurerais pas non plus à lui signaler qu’un quart de la Croatie a été annexé militairement par les Serbes, que ceux-ci occupent 70 % de la Bosnie alors qu’ils ne représentent que 31 % de la population, il me demanderait si j’ai mesuré ça avec une échelle d’arpenteur et si je suis diplômé de l’Institut démographique. Je ne me risquerais pas à lui parler des milliers de femmes violées (par les Serbes), il me demanderait encore si j’étais là pour compter : un viol, une bûchette…
Dans les autres chapitres de son bouquin, Patrick Besson se regarde écrire et nous explique, dans ce style un peu dandy qui caractérise les écrivains royalistes ou staliniens, que les associations humanitaires c’est de la merde (la preuve : untel qui en dirige une dit des conneries…), les femmes violées de la manipulation (puisque les témoignages viennent des violées elles-mêmes on ne peut PAS y croire…), les camps de la mort un remake de Timisoara, et conclut sa brillante démonstration par cette phrase sublime à laquelle, cons comme nous sommes, nous n’avions pas pensé : « La guerre en Bosnie est la conséquence d’intérêts financiers, industriels et politiques qui poussent les peuples à se haïr, à se détruire, pour le plus grand malheur de tous. » Cette dernière information, qu’on dirait extraite d’une rédac de ma fille – sujet : la guerre – (ou d’une chronique à moi, ce qui n’enlève rien au talent de ma fille…), nous éclairant enfin sur ce que pense l’auteur du génocide bosniaque : c’est la faute aux politiques ! Pas la faute à LA politique de propagande nationaliste qu’a menée Milosevic dans le but de déclencher cette guerre… (Et encore moins, j’imagine, aux miliciens serbes de Bosnie, ceux-là peuvent impunément bombarder les civils aux terrasses des cafés de Tuzla, c’est la faute aux politiques…)
Cent pages de conneries pour en arriver là, c’était bien la peine… La quatrième de couverture encore, dont la lecture devrait, j’espère, vous dissuader de dépenser 80 balles, nous avait, en fait, prévenus : « L’auteur dénonce l’absurdité du consensus anti-serbe, sans pour autant prendre parti pour l’un ou l’autre camp » En 1940, Patrick Besson aurait probablement écrit un petit pamphlet pour dénoncer « l’absurdité du consensus antinazis sans pour autant prendre parti pour l’un ou l’autre camp ».
Finalement, on a du bol. Vous imaginez, si, en plus, il avait pris parti…
P.-S. Dans quelques années, lorsque des historiens écriront sur cette guerre, lorsqu’un procès de Nuremberg aura jugé les coupables, puisse Besson ne pas se retrouver dans la position d’un Drieu La Rochelle après la dernière. À moins que ce ne soit son désir secret. À défaut du talent de Céline, combien d’auteurs se contentent de son ignominie ?
Source : Le HML des fans de Renaud