Bénabar : « On a vu beaucoup de vedettes se plaindre et pleurer, c’était indécent ! »

Marianne

Chanson française

Propos recueillis par Mathilde Karsenti et Nicolas Dutent

Publié le 

Benabar

Indocilité, lecture, poésie, romantisme, chanson française, bonheur, amour de l’infime et haine du snobisme, éloge de la légèreté et détestation de l’esprit de sérieux… autant de thèmes au menu du grand entretien de Marianne avec Bénabar.


Marianne : Votre neuvième album « Indocile Heureux » est sorti le 29 janvier 2021 dans un contexte tout particulier. Qu’est-ce qui, chez vous, serait difficile à instruire, difficile à gouverner ? Les indociles heureux, que vous décrivez réfractaires, entêtés, « récalcitrants de la tête aux pieds » sont-ils des perdants magnifiques ?

Bénabar : Je le pense, oui. Je trouve que c’est une hygiène de vie de s’imposer un peu d’indocilité. L’indocilité est à distinguer de la rébellion ou de l’opposition permanente actuelle. L’indocilité ne suppose pas forcément d’être contre. Il y a quelque chose de constructif dans l’indocilité, c’est une invitation à faire usage de notre libre arbitre. Elle nous pousse à relativiser les choses, à prendre du recul aussi, pour ne pas toujours écouter le dernier qui a parlé ou celui qui a parlé le plus fort. Résister calmement à ce qu’on nous impose un peu trop vite, je pense qu’on peut être heureux comme ça.

« Y a les rebelles des journaux, Les libres penseurs des médias Qui disent courageusement tout haut Ce que tout le monde disait déjà » moquez-vous dans ce titre. « C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire » disait La Bruyère. Trouvez-vous l’époque trop bruyante ? Le silence, la sagesse, le discernement : espèces en voies de disparition ?

Il y a toujours des gens qui réfléchissent mais dont la réflexion est capturée par le brouhaha constant. Il suffit d’allumer n’importe quand la télévision, dans toutes les émissions, des chroniqueurs s’autorisent à parler de tout, comme si la vérité sortait d’eux naturellement. Je prône l’attitude inverse et je prends parfois un malin plaisir lors des interviews à assumer que je ne sais pas, où que je n’ai simplement pas d’avis. On ne peut pas avoir un avis pertinent sur tout. J’ai l’impression que tout le monde doit donner son avis, c’est une logorrhée perpétuelle, l’occupation par la parole est devenue un culte. Résultat : le débat est confisqué, les hiérarchies disparaissent. Quand on parle du Covid, il y a une différence notable entre ce que dit un professeur et ce que je dis moi. Ce faux relativisme, cette égalisation de la parole est délétère et destructrice.

Dans « Oui et alors » dont vous dévoiliez le clip vidéo il y a un mois, vous imaginez les dernières heures d’un homme avant la fin du monde annoncée par les médias. Que feriez-vous si cette situation s’imposait à vous ? Profiteriez-vous simplement de l’aurore ?

J’espère ! Je ne sais pas vraiment ce que je ferai, je tenterais sûrement de rassurer mes enfants. La finitude nous attend tous, la nature est ainsi faite. Parce nous sommes des êtres finis précisément, passagers, je pense qu’il faut tirer le maximum, le meilleur, de cette vie, profiter des petits trucs, des enchantements les plus microscopiques. Il faut profiter des êtres, des autres, des choses. L’âge a renforcé mon envie de profiter des gens par exemple, pas le temps pour les regrets, ni les conneries !

« J’essaie de résister avec mes petits moyens contre le rejet du romantisme. »

« Il avait une âme de poète Mais un langage de charretier » murmurez-vous au seuil de « Il avait une âme de poète ». Qui se cache derrière cette âme ?

Plusieurs personnes se cachent derrière cette âme de poète. Des personnes qui parlent mal mais disent des choses belles au détour d’une rue, d’un comptoir… Inversement, de brillants orateurs usent horriblement de la parole ! J’aime bien le mauvais goût, les fautes d’orthographe pour ma part. Dans une « âme de poètes », je rends hommage à des mecs qui ont fait de belles choses en faisant des fautes de syntaxes. La beauté est partout pourvu qu’on se penche et qu’on se donne le mal de la trouver. C’est essentiel dans mon travail, cette recherche. Ce qu’on appelle l’inspiration, c’est une logique d’orpailleur, une mécanique qui est de chercher la beauté dans des regards, des détails, dans l’infime.

Entretenez-vous un lien avec la littérature en général et la poésie en particulier ? Quel lecteur êtes-vous ?

Je suis un lecteur lent, une race particulière : je ne dévore pas de bouquins mais je plonge régulièrement dans le bain ! La littérature prend une place croissante dans ma vie. Je suis un peu fétichiste en la matière ! Les bagnoles de sport, je m’en fous, mais la bibliophilie me passionne ! (Rires) Je prends de plus en plus plaisir à parcourir des pages de Balzac, de Flaubert, récemment la correspondance entre Camus et Maria Casares m’a enchantée. Tourner autour deux pages seulement, prises au hasard parfois, sans forcément connaître ce qui précède ou succède ce passage, sans maîtrise de l’histoire, juste pour le goût du style, la beauté des mots, cela me ravit. Cela a sur moi l’effet d’une respiration merveilleuse, cette pause, c’est une oasis, ça masse une autre partie du cerveau ! Quand on lit c’est un autre temps, il faut le préserver et le conserver coûte que coûte. Je lis très peu d’écrivains contemporains, je suis passionné par le XIXe siècle. Parmi les vingtièmistes, j’ai découvert récemment Paul Celan, « Renverse du souffle » m’a subjugué ! J’ai failli donner ce titre à l’album, je trouve cette métaphore du chant irrésistible. C’est un homme et un écrivain admirables, il est passé par les camps et continua de s’exprimer en allemand pour ne pas se laisser confisquer sa langue par les nazis.


 

« ll ou elle, malgré nous Change tout du tout au tout Désarçonnés comme tombés D’un cheval… » Votre fibre romantique perce à nouveau, partout, dans l’album, à rebours de la doxa actuelle dans la chanson. Le cynisme aurait-il remplacé le lyrisme ?

J’aime le romantisme jusque dans son aspect peu désuet, fleur bleue. Je trouve que ça nous rend meilleur… Pas besoin de grandes sérénades cependant, on peut se déclarer par texto. Mais c’est bien de ne pas se contenter d’un emoji cœur… J’essaie de résister avec mes petits moyens contre le rejet du romantisme, difficile à défendre dans une époque ou triomphent l’efficacité, les pragmatiques… J’essaie d’inscrire mon romantisme dans les choses quotidiennes. Ce tropisme présent chez moi, c’est encore un retour au 19eme ! On a tendance à taire les grandes émotions, les grandes inspirations, les grands vertiges, on les étouffe. On jette de l’eau sur le feu, les flammes… Mais l’incendie ne cesse jamais. Si je trouve l’adolescence héroïque, c’est parce qu’elle est brûlante tout le temps qu’elle dure. L’idéalisme vit à travers elle.

« Mon environnement familial m’a désinhibé vis-à-vis de l’écriture, y compris vis-à-vis de la possibilité d’écrire parfois de la merde. »

« L’enfance est si courte Et dure si longtemps » chantez-vous dans « Un lego dans la poche ». De quelle façon l’enfant que vous étiez continue de courir dans l’adulte que vous êtes devenu ?

J’ai une enfance d’adulte. Je n’ai pas ce culte de l’enfance tel qu’il existe chez Renaud. Je n’ai pas du tout ce côté adulescent. En tant que père de famille, l’enfance correspond à celle de mes enfants désormais qu’il faut sanctuariser à tout prix. On le sait tous, lorsqu’on s’est fait mordre par un chien à 7 ans, on a peur des chiens à 40 ans. On n’emporte pas que les émerveillements de l’enfance, on porte les petits et grands traumatismes de l’enfance. L’enfance ne nous quitte jamais mais il est important de devenir adulte aussi. J’aime bien l’idée de vieillir, je trouve cela très intéressant. L’idée de vieillir ne m’angoisse pas du tout : c’est déjà une chance, de pouvoir vieillir, et c’est enrichissant même si on devient de plus en plus moche et fatigué (Rires).

« Les derniers adieux fleuris Déjà s’entassent en couronnes » Le ton est plus grave dans « Au nom du temps perdu » les regrets hurlent depuis un enterrement…

Ce n’est pas une chanson autobiographique. La dette et les regrets entourant la mémoire du père me guidaient ici, je tourne autour de l’idée qu’il faut dire aux gens qu’on aime ce qu’on a à dire tant qu’ils sont là, qu’il s’agisse des compliments aussi bien que des reproches… Il y a dans cette chanson une volonté de faire un western, c’était un plaisir d’auteur, je l’ai coécrite avec Pierre-Yves Le Berre. On voulait raconter tous les deux un duel posthume, on voulait être à fond dans cette imagerie-là. Au début, je ne me sentais pas de la chanter, je l’avais même proposée à Johnny Hallyday. Elle était encore plus lourdingue et virile dans la version prévue pour Johnny. Quand je suis revenu sur cet album, c’est Bertrand Lamblot, mon directeur artistique, qui m’a dit qu’elle était super, on l’a retravaillée et je me suis senti capable de la chanter. L’expérience et l’âge aidant…

Fils d’une mère libraire et d’un père régisseur, l’imagination, la création, la culture faisaient partie des meubles au cours de votre enfance. Devez-vous à votre mère votre amour des histoires et des mots, et à votre père votre goût de la musique, des mélodies ?

Ma mère est une lectrice compulsive, elle a été toute sa vie entourée de bouquins. L’amour des mots m’est venu assez tardivement, ma mère m’a aidé à ne pas entretenir de complexe avec eux, les mots, les livres. Il y a plein de personnes qui ne vont jamais lire Madame Bovary parce qu’on leur fait comprendre, de façon sourde, que ce n’est pas pour eux. C’est une intimidation inconsciente. Quelle erreur, quel dommage ! Mon environnement familial m’a désinhibé vis-à-vis de l’écriture, y compris vis-à-vis de la possibilité d’écrire parfois de la merde, on n’écrit pas toujours des choses impérissables. Cette intimidation dont je parlais est encouragée par plein d’intellectuels, télévisuels notamment, qui nous cassent les couilles en nous ordonnant de relire Proust, sous-entendant qu’il faut déjà l’avoir lu une fois. Imaginez la personne qui n’a pas fait d’études, elle se dit qu’il faut qu’elle le lise deux fois ! Il y a un côté très élitiste dans le cénacle littéraire qui éloigne les gens de la littérature en privatisant quelque part la littérature.

« Un acteur est par définition, statutairement, remplaçable ! »

« La musique est essentielle, les chanteurs ne le sont pas » osiez-vous dans le HuffPost en janvier. C’est un air qu’on entend peu dans la bouche d’un artiste aujourd’hui. 

On a de la chance d’être en France, les intermittents du spectacle ont été très soutenus, en plus ils ont fait des économies mes copains techniciens car les bistrots étaient fermés (Rires) !

Vous semblez validez rétrospectivement la phrase de Sylvain Tesson affirmant que « La France est un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer »…

Je la valide dans les grandes largeurs ! Cette contradiction s’est vue ces derniers temps, avec certains intermittents d’extrême gauche qui continuaient d’arborer des slogans très militants, comme si rien n’avait été fait. Mes amis dans la culture, qui ne sont pourtant pas macronistes… ont tous reconnu qu’ils sont vraiment aidés et qu’il y a une réelle volonté d’aider la culture dans notre pays. On a vu beaucoup de vedettes se plaindre et pleurer, c’était tout à fait indécent ! Qu’un acteur se dise essentiel, je trouve cela absurde : un acteur est par définition, statutairement, remplaçable ! Il y a un petit côté enfant gâté là-dedans, ce que Tesson dit beaucoup mieux que moi (Rires).

Les tournées reprennent, en jauge réduite. Vivez-vous ces retrouvailles avec le public comme une fête ? Suscitent-elles une excitation voire une impatience ?

Totalement ! On va jouer deux fois cet été lors d’évènements ponctuels. Je fais partie des privilégiés car j’étais en promotion pendant le confinement, j’ai réussi à jouer sur quelques plateaux. En plus, je viens des concerts, des bistrots, le fait de ne pas jouer en public était un peu morbide, ça m’a beaucoup troublé, dans ce cas ça ne sert à rire d’écrire des chansons. C’est comme si ça rendait vaine ma personne tout entière.

« Gainsbourg a, à mes yeux, une importance injustifiée, qui efface trop de chanteurs. »

De Clara Luciani à Pomme en passant par Iliona, sans oublier La grande Sophie, un vent nouveau, qui se faisait attendre, traverse la chanson française. Les rappeurs renouvellent la langue, perpétuent les figures de style. Comment accueillez-vous ces arrivées ?

J’adore les chansons. Je suis souvent ému lorsque j’entends une chanson, mais il est vrai que ces derniers temps je trouve que le niveau décline, il n’y a plus de troisième couplet, on se contente de répéter le premier couplet. Il ne faut pas négliger la part des rappeurs dans ce renouveau. Ils ont réhabilité les textes et boosté la chanson française en ayant ce culte de la langue française. Ils ont été vraiment utiles avec leur goût pour les mots, la punch line. Je ne suis pas un grand connaisseur mais je commence à combler mes lacunes. J’ai été très enthousiasmé avec Big Flo et Oli qui font de la variété française ou encore Orelsan, qui est plus proche de Renaud que de Snoop Dog ou Dr Dre ! Reste que dans le rap même, je trouve que beaucoup de textes se ressemblent, il y a beaucoup de facilités, on entend les mêmes chansons bilans, les mêmes thèmes. Il faudrait plus d’audace, de variété thématique, d’entrées, dans la chanson française en général.

Quels sont pour vous les géants de la chanson française ?

Renaud, l’ensemble de son répertoire ! J’adore écouter les répertoires entiers d’un artistes et cela s’y prête maintenant avec les plateformes, je tombe régulièrement sur de magnifiques morceaux. J’ai redécouvert des artistes que je ne connaissais pas suffisamment comme Nicolas Peyrac, Gilbert Bécaud ou Serge Lama en écoutant des troisièmes chansons d’un huitième album que je n’avais jamais entendues car elles sont souvent dévorées par un tube. Je fais partie de ceux qui n’aiment pas Gainsbourg, il a à mes yeux une importance injustifiée, qui efface trop de chanteurs. Claude Nougaro par exemple, qui a écrit des textes d’une très grande qualité et dont je ne suis pas sûr qu’ils ont été appréciés à leur juste valeur. L’une de mes chansons préférées c’est « Le coq et la pendule », c’est une chanson vertigineuse. Malheureusement, ce culte de la posture qui a été repris par pas mal de mes collègues fait primer l’image sur la qualité du répertoire. Si on enlève le décorum, il ne reste pas grand-chose. Il faut chercher plus loin, plus profond, remonter pépites. Les chansons de la Grande Sophie contiennent une liberté folle, unique !

Album Indocile Heureux janvier 2021, 16 euros.

  

Source : Marianne