N° 50, 9 juin 1993
Renaud : Bille en tête
« Paroles de Francis Bouygues, musique de Hassan II »
C’est marrant, cette semaine j’allais vous parler d’Amina, voilà que c’est elle qui parle de moi. Dans Globe Hebdo. Je m’apprêtais à la « féliciter » pour sa prestation chez Jean-Pierre Foucault lors de son « Sacrée soirée » spécial Maroc, lui dire l’admiration que je porte aux artistes qui, moyennant une semaine nourris-logés à la Mamounia, cautionnent de leur présence le régime monarcho-dictatorial de Sa Majesté Hassan II. J’allais lui expliquer que, contrairement à d’autres artistes qui font où on leur dit de faire (et dont on n’attend rien sinon qu’ils conduisent un peu plus souvent leur moto sans casque), la participation d’une artiste maghrébine à cette belle opération de marketing orchestré de concert par Bouygues et Hassan, eu égard à ses frangins torturés et emprisonnés en ce joli royaume chérifien, avait quelque chose d’indécent. J’allais lui dire, enfin, que je l’avais connue plus inspirée lors d’une télévision que nous fîmes ensemble à Beyrouth il y a un an et demi, émission au cours de laquelle elle manifesta par un audacieux « Vive le Liban libre ! » son opposition à l’occupation syrienne…
Et puis je m’étais dit, après tout, de quel droit donnerais-je des leçons de morale politico-artistiques à une consœur, hormis celui que je m’arroge d’appeler un chat un chat et un suceur de bites royales un royal enculé ?
J’étais donc parti sur un autre sujet quand mon fax ronronna. C’était une page extraite de Globe Hebdo. J’y lus avec stupéfaction une interview de ladite artiste, ladite avec un b. Elle parlait justement de ce voyage à Beyrouth. Voyage qu’elle situait, elle, il y a quatre ans. (Probablement parce qu’à cette époque la ville était plus dangereuse que lorsque nous y allâmes…) Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer ses délires et mes réactions…
« La consigne, c’était de ne pas sortir de l’hôtel, mais j’ai embarqué Renaud avec moi et un chauffeur arabe, et on s’est baladés la nuit. » J’ai pas souvenir d’avoir reçu ce genre de consigne mais bon… Amina dramatise à outrance, on s’invente l’héroïsme qu’on peut… Pas souvenir non plus de m’être fait « embarquer » par elle. Nous étions une bonne quinzaine à vouloir aller bouffer à Byblos et le hasard de la répartition dans les taxis et voitures prévues pour nous a fait qu’effectivement nous nous sommes retrouvés ensemble. Peut-être dois-je avouer que j’ai légèrement forcé le hasard, préférant la compagnie d’une belle Ami-nana à celle d’un gentil machino de FR3…
« Au bout de quelques barrages, Renaud s’est mis à flipper, j’ai cru qu’il allait chialer. » Nous n’avons pas rencontré un seul barrage cette nuit-là, et si j’ai flippé c’est plus devant la tournure que prenait la soirée (boîtes de nuit à la con, musique disco et bourgeoise libanaise) que devant l’hypothétique risque encouru auprès des milices invisibles et des soldats syriens pas franchement agressifs quoique désagréables. Et puis d’ailleurs, eussé-je flippé pour ça que je n’en rougirait point… J’ai, par contre, effectivement « chialé » une fois pendant ce court séjour, loin des yeux d’Amina, lorsque j’ai vu la « place des canons », au cœur de Beyrouth, mitraillée, bombardée, déserte, morte. Une somptueuse cathédrale de dentelle de pierre envahie par la végétation redevenue sauvage. Chialé parce que les hommes avait fait ça, pas un séisme.
« Il a sorti une photo de sa fille et il m’a dit « Je veux rentrer… ». » Amina, là, a bonne mémoire. Que je me trouve à Beyrouth, Belfast, Soweto ou Valenciennes, deux jours sans ma fille c’est un jour de trop. Je me souviens donc de lui avoir dit le deuxième et dernier jour là-bas : « J’en ai marre, j’ai l’cafard, il est temps qu’on se casse ! Ça m’emmerderait de rester ici aussi longtemps que Jean-Paul Kaufmann. » Et, en sortant la photo de Lolita qui ne quitte jamais la poche près de mon cœur, j’ai ajouté : « Ça m’emmerderait pour elle, surtout… »
« Mais moi aussi, j’ai une fille, et puis, quand on se dit chanteur engagé… on ne reste pas à l’hôtel. »
Dis-donc, Amina, je sais pas ce que tu as fait de tes deux nuits beyrouthines, hors cette « balade », moi j’ai le souvenir d’un hôtel tellement glauque et craspec qu’il aurait fallu un bombardement pour m’obliger à y rester plus que mon sommeil ne le nécessitait… J’ai surtout le souvenir que tu le réintégras à la même heure que moi cette nuit-là, que tu vins frapper à ma porte pour me taxer un sweat-shirt parce que ça caillait dans les piaule et que tu serais gentille de me le rendre, j’y tenais beaucoup, y grattait pas !
Voilà… J’ai fait un peu long pour pas grand-chose, vous m’excusez, mais c’est un pas grand-chose qui m’a énervé. Parce qu’à travers ses affabulations, Amina fait plus qu’essayer de me faire passer pour le couard qu’il m’arrive d’être mais, en l’occurrence, pas cette fois-là. Elle fait part de son mépris pour ce qui ressemblerait à de la peur, peur devant la violence, la guerre, la bêtise, ce sentiment ô combien naturel qui distingue l’artiste du militaire, le poète du mercenaire, l’être humain du barbare.
Retourne te bronzer le cul à la Mamounia, Amina, à quelques pas des geôles où croupissent les prisonniers politiques de « votre ami le roi », ceux-là ne t’en voudront pas, car ils n’en sauront rien. Ils n’ont pas TF1 dans leurs cellules. La cruauté monarchique ayant, semble-t-il, des limites…
(Note de la rédaction : Les deux derniers paragraphes de cette chronique ne sont pas les mêmes dans le livre « Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) ». Les voici :
Quand on se dit « chanteur engagé », Anima, on ne va surtout pas se bronzer le cul à la Mamounia, à quelques pas des geôles où croupissent les prisonniers politiques de « votre ami le roi ».
Mais ceux-là ne t’en voudront pas, car ils n’en sauront rien. Ils n’ont pas TF1 dans leurs cellules. La cruauté monarchique ayant, semble-t-il, des limites…)
Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HLM des Fans de Renaud