Gilbert Dupont
Publié le 10-12-2005 à 06h01
Avec un peintre célèbre et Chaban-Delmas comme famille, Banane avait pourtant tout pour ne pas devenir SDF!
BRUXELLES Cet hiver, Murielle Delmas n’aura ni faim ni froid. Après 21 hivers passés à la rue dont un par moins 18, Murielle sera à l’abri des intempéries, en appartement. Un bonheur qu’elle veut faire partager en cherchant à convaincre les autres d’accepter les propositions qui parfois leur sont faites. « Quittez la rue », dit-elle à Véronique, à Joseph et aux autres qui risquent de mourir de froid comme Jean-Marie il y a quinze jours qu’elle a côtoyé et est mort sur les marches de l’église Sainte-Catherine. « Quittez la rue, changez de vie… c’est possible! »
Un sacré petit bout de femme. Pas plus haut qu’1 m 51, mais un look de motard et une dégaine de rockeuse! Ses mains, épaisses, des mains qui ont eu froid, des mains de SDF, trahissent toutes ces années de privation. Et voilà qu’à la Cité Modèle, Murielle, alias Banane (allusion à sa coiffure), aura son appartement. Deux chambres, un salon living salle à manger, une cuisine et la salle de bain, luxe suprême, équipée d’une douche. Avoir chaud. Se laver autrement que dans des toilettes de gare. Pour tout ça, pour ce confort qu’elle n’espérait plus, Banane remercie l’échevine Marie-Hélène Simon et ses amis de l’association Thermos, Luc Verleyen, Antoine Vasseur, l’avocat Georges de Kherkhove, le juge Damien V. et tous les autres qu’elle embrasse.
Murielle Delmas avait tout pourtant pour être heureuse. Murielle Delmas? Tiens? Mais oui! Chaban-Delmas, l’ancien maire de Bordeaux, le gaulliste de la première heure, le grand résistant, était le cousin de son grand-père paternel. Dans ses gênes, Murielle -Banane porte aussi ceux du peintre Gustave Moreau. Elle n’a jamais rencontré le premier. Le second qui enseigna la peinture à Matisse ne lui a pas laissé ne fût-ce qu’un tableau.
Murielle perd sa mère à l’âge de 12 ans. Assez rebelle, ça ne se passe pas bien avec le papa qui lui laisse le choix: « Tu te soumets ou tu pars ». Du haut de ses 13 ans et demi, Murielle n’hésite pas. Vingt et une années sur le pavé. A dormir sur des cartons dans la galerie Agora, à la gare Centrale, au Nord, au Midi, à faire la manche dans les bouches de métro. A faire le compte des sans-abri qu’on relève « raide comme un parchemin », comme le chante Raphaël. A bouffer du Pal pour chien, les restes des poubelles de la Petite rue des Bouchers, des hamburgers surgelés. A choper la tuberculose, l’hépatite C, un emphysème à 97 %.
A faire un bébé dans la rue: sa fierté! Le bébé (aujourd’hui 16 ans) est devenu un géant plus grand que sa mère (pas difficile) et 109 kilos. Qui fait de son mieux à l’école et fourmille de projets. Fier parce qu’avec sa maman, c’est les deux doigts de la main. A la vie à la mort.
Cet hiver, Murielle aura chaud. Et si elle avoue continuer de faire les containers des supermarchés, ce ne sera plus tout à fait comme avant. Même qu’elle a pu s’offrir un scooter et récupérer un vieux casque qui lui va bien. A la rue, clocharde, Banane a reçu l’argent de milliers d’anonymes qu’elle remercie. De gens connus aussi comme Renaud le chanteur, Philippe Geluck, Arno, Elio di Rupo, tous un jour lui ont glissé un billet. Elle aimerait que deux policiers du métro, Nico et Robin, cessent de la tracasser parce qu’il lui arrive de fumer un joint – « la marijuana est un excellent broncho-dilatateur » – , sourit-elle.
Heureuse, Murielle Banane en vient même à rêver de réaliser ses deux derniers rêves sur terre, deux places pour les Rolling Stones en juin au Heysel- pour son fils et elle – et mourir, très vieille, aux côtés de ces gens qu’elle respecte le plus sur cette terre parce qu’ils sont comme elle, et comme nous tous, des errants, au milieu d’une tribu indienne en Amérique du Nord.
© La Dernière Heure 2005
Source : DH Les Sports+