SHERBROOKE
SAMEDI 4 FÉVRIER 1989
ARTS
RENAUD |
« JE M’APPELLE RENAUD… SÉCHAN. J’AI LES CHEVEUX JAUNES, LES JAMBES TOUTES CROCHES ET JE EAIS DES CHANSONS. »
(Début de son spectacle)
IL S’APPELLE RENAUD. SÉCHAN. ON S’OCCUPE BEAUCOUP DE SES PROVOCATIONS, FORT PEU DE LA QUALITÉ DE SA POESIE ET IL NOUS ARRIVE DE CONFONDRE SON IRONIE AVEC SES RÉBELLIONS RÉELLES
par Rachel LUSSIER
Sherbrooke. Province. Janvier. Fin de mois.
Ouverture du spectacle où un Visage Pâle venu d’ailleurs arrivera à faire du soliloque un dialogue long mais chaleureux, devant un public galvanisé à l’avance par l’élément jeunesse, d’âge ou de coeur, présent en force.
Comme si Renaud était principalement occupé à apprivoiser le Québec et ses gens.
En fait, il cause presque autant qu’il chante, a le respect d’adapter son propos au contexte d’ici, s’amuse beaucoup à un second degré et semble amuser tout autant à un premier, ce qui me rend
vaguement mal à l’aise.
Quelque mille spectateurs tout au long de la soirée applaudiront à tout rompre aux grands moments. Et aux plus banals, hélas.
Aucun goût de pousser plus loin le commentaire habituel.
Il fallait être présent.
D’abord ce Malbrough de fin XXe siècle s’est arrêté UN soir, verbe en bataille, et l’on ignore quand il reviendra mener ici sa guerre.
Et puis, à mon sens, on a déjà suffisamment ronéotypé les mêmes taches d’encre: Renaud fait 70. Renaud se mêle ou non de ce qui le regarde ou ne le regarde pas. Renaud pour ou contre les anglais. Renaud ceci. Renaud cela.
Je suis prise d’un un goût d’entendre, de découvrir, d’apprendre autre chose.
Humblement.
Car en entrevue, méfiance envers la presse ou malaise devant une incursion peut-être indiscrète dans son univers poétique, le verbe se fait rare.
Poète avant tout
Lui n’aime pas les ragots, les courbettes, la presse en général, le « star system » en particulier.
Et moi, je n’ai aucun désir de lui demander s’il aime le Québec, où est située sa « Cabane au Canada », de quelle texture sonore sera son prochain album ou s’il se sent compris dans ce pays!
Car je ne peux m’empêcher de voir d’abord en Renaud, au-delà du chanteur populaire (populiste?) l’un des rares descendants de la race des poètes maudits.
Or de ceci, on a fort peu parlé.
C’est risqué voyez-vous. Il n’est pas mort!
Poésie satirique. Poésie réaliste. Poésie symboliste.
« Quand j’en aurai marre des magouilles qui entourent ce métier, peut-être que j’écrirai sans
musique. »
Se situant au milieu de ses contemporains, il dit: « entre Herbert Léonard et Brassens, je ne
crois pas être trop minable ».
Seulement ses références, les vraies semble-t-il, vont vers Verlaine et Rimbaud. Surtout Rimbaud.
Et ainsi parle-t-il d’ailleurs. Mais, avec des mots de troquet, dit argot. Dans l’équivalence de nos dialectes de taverne.
« Au Québec comme en France, c’est important de conserver le langage de la rue, c’est celui-là qui enrichit le vocabulaire qui rajeunira le dictionnaire. »
Et il précise qu’il ne parle pas ici d’une utilisation nostalgique de l’argot poussiéreux 1900, mais d’un verbe populaire actuel.
Observateur hors-pair. Il fixe l’image de manière somme toute plus impartiale qu’elle n’en a l’air.
« Il suffit de regarder le monde comme il est, froidement. Je fais des photographies détaillées. Je tire le portrait de quelqu’un. »
Soif de révolution. Nécessité de figer également quelques beaux moments sensuels propres à une existence, la sienne, dans le contexte précis de ce siècle déclinant.
Quoiqu’intimidé par le rapport avec de grands poètes — reconnus vivants une fois morts! — observateurs critiques de leur société, il ne nie rien.
« Je serais content de savoir qu’un jour, des sociologues se pencheront sur certaines de mes chansons et y verront une toute petite vision de notre société actuelle. »
Un regard froid doublé d’une forme d’expression que tous et chacun entendent et comprennent?
Danger?
Apprendre sa leçon
Paradoxalement, il semble que la tendresse énoncée à fleur de peau dérange tout autant que la colère dénoncée à cris crus.
Dès 1985 on lui a reproché son implication en faveur de l’Éthiopie avec l’opération « Chanteurs sans frontières ».
« La tendresse aussi est subversive. »
Dans les deux cas, on devient vite suspect.
Succès suspect sur lequel tirent à bout portant des suspicieux énervés.
Le non-formalisme est inconfortable.
Pour les autres.
Surtout quand ça dure.
A partir du moment où le gamin-prolo, à la fois anarchiste et candide, petit musicien de bal-musette ‘rock’n’rollisé’ auquel on a laissé libre chant un moment parce qu’il faisait rafraîchissant et qu’on pouvait condescendre à lui permettre ses folies de jeunesse; à partir de l’instant ou le petit soldat de mai ’68, devenu à 36 ans un homme crédible et de surcroît immensément populaire… insiste, on voudrait bien qu’il ferme son micro et sa gueule.
Seulement il est trop tard.
Visiblement, il ne renoncera pas.
« Je ne sais pas combien de temps il me faudra dénoncer. Quitte à me répéter. »
Il continuera d’insister. Dut-il, pour ce faire, ajuster son tir en fonction des rafales qu’il a reçues. Car les blessures, ça fait des cicatrices.
Et une cicatrice, c’est fait de tissus neufs dotés d’un grand pouvoir: elles se voient!
On peut se souvenir. Et ça donne du tonus pour reprendre la bataille mieux armé, armé différemment.
« Je ne suis pas certain, comme on l’a dit, qu’il faille absolument hausser la barre. Je parlerai pour une élite s’il le faut. La masse a toujours tort, l’individu, toujours raison. »
Attaché malgré tout à ses racines.
« Oui et j’ai encore envie d’en parler parce que ce qui se passe m’écoeure. Tout n’était pas parfait dans le temps, mais chez les ouvriers, on sifflait parfois en travaillant! »
Renaud est venu au Québec comme il est.
Observateur socio-politique.
Nous avons applaudi très fort en même temps que nous nous sommes sentis gênés de regarder l’image de nous qu’il a transmise.
A tel point que l’on a confondu regard ironique et intrusion politique.
Avait-il raison de le faire? Même en humour, ça sentait la leçon.
Reste deux questions qui me hantent:
Si quelqu’artiste d’ici avait parlé hier comme a parlé le Français, aurions-nous également allumé les bougies, ou l’aurions-nous traité de vieux routard nostalgique?
Ceux des nôtres qui ont causé, on les a mis aux poubelles, on leur a rentré leurs propos gênants au fond de la gorge. On leur a clairement signifié de changer de refrain.
Notre attitude vis-à-vis de Renaud signifie-t-elle que l’intervention politique est à nouveau sur le point d’être permise aux nôtres?
Source : La Tribune