Comme tout le monde…

Charlie Hebdo

N° 153, 31 mai 1995

Envoyé spécial chez moi

« L’Express » confond Renaud avec B.-H. L.

Il y a quelques semaines, j’ai accordé une interview à une copine de mon frangin, pigiste à L’Express. Vers la fin de la conversation, elle me dit « Vous êtes allé en Bosnie, récemment ? » Je lui confirme et lui explique comment, pourquoi et ceci cela. Quelques jours plus tard, elle a la gentillesse de me proposer de relire l’interview (ou ce qu’il en restait…) avant que celle-ci parte à l’imprimerie. Pratique qui relève non seulement de la courtoisie mais aussi de la logique la plus élémentaire, mais pratique appliquée une fois sur cent. Demander à relire ses propos lorsque ceux-ci ont été réécrits par un autre, reformulés, coupés, voire mal interprétés, passe toujours, aux yeux de ces honorables journalistes, comme une exigence proche de la mégalomanie, comme une tentative de censure ou, au moins, comme un manque de confiance dans le talent d’écriture de l’intervieweur. Je ne m’aventure donc que très rarement à poser cette condition avant d’accepter une interview, le résultat en est souvent que, lorsque je les lis après parution, j’ai presque toujours l’impression que le con qui répond, c’est pas moi… (Un de ces quatre, pour étayer ces propos, je publierai l’intégrale d’une interview enregistrée et, en parallèle, sa transcription écrite. Vous comprendrez alors pourquoi j’en refuse douze quand j’en accepte une…)

M’enfin, là, la question se posait pas, sans en avoir même évoqué l’idée, c’est la jeune fille qui me proposait de jeter un œil sur les épreuves. L’ensemble était habituel : des idées développées en huit minutes réduites à une phrase de deux lignes, des mots qui ressemblaient aux miens comme mon genou et, stupeur, à la question « Vous êtes allé en Bosnie, récemment ? » était ajoutée la phrase perfide à laquelle, bien évidemment, je n’avais pas répondu puisque pas formulée pendant l’entretien : « Comme tout le monde… » J’appelle la demoiselle et m’étonne : « Ce Comme tout le monde… vous ne me l’avez pas dit dans la conversation ! Sinon, je vous aurais répondu : – Ah oui ? Comme qui ? Hormis nos intellectuels mondains qui quittent de temps à autre leur Saint-Germain-des-Prés pour emprunter les vols de la Forpronu avant d’aller, sous escorte onusienne, de l’aéroport de Sarajevo à l’hôtel Holiday Inn gesticuler devant les caméras de TF1 et s’en retourner le soir même chez Lipp pour y narrer leur guerre, qui va là-bas ? Allez ! Quel chanteur ? Quel artiste ? Quelle personnalité a traversé en voiture la Bosnie centrale sans autre protection que l’inconscience ? Quel journaliste ? Nous n’en avons pas croisé un seul en huit jours. Ni à Mostar, ni à Vitez, ni à Zenica ! À mi-parcours du cessez-le-feu de quatre mois décrété en janvier, les rames s’étant passablement tues, c’est vrai qu’il n’y avait plus d’images morbides et sanguinolentes à ramener… Plus de scoop, plus d’horreurs, plus d’audimat… Les conséquences de la guerre, ça c’est pas intéressant, pas « vendeur » ! »

La jeune fille semble emmerdée et m’explique que son papier a été relu par son « chef de service » et que c’est lui qui y a glissé cette petite phrase. Je crois rêver… J’exige donc que la réponse que je viens de lui faire soit intégrée à l’article, elle tergiverse, hésite, me promet d’arranger les choses et, finalement, comme j’imagine que ma réponse emmerdait le mec, la petite phrase rajoutée à la publication « … vous êtes allé en Bosnie, récemment ? Pour vous donner bonne conscience ? »

Pauvre et triste mec… Nous n’attendions pas de toi, pas plus que de la totalité de tes confrères journaleux, que notre périple en Bosnie à Val et à moi suscite chez l’envie d’écrire quelques lignes sur ces citoyens et artistes français qui bougent un tout petit peu leur cul pour aller voir, pour essayer de comprendre et, surtout, essayer de témoigner. Et nous nous en tamponnons ! Nous avons notre propre « media », ce Charlie Hebdo qui vous emmerde tant depuis qu’il est devenu un véritable journal d’opinion, qui s’arrache dans les facs et qui touche plus de lecteurs sur Paris que d’honorables hebdos pleins de pubs à la con. Nous ne tirons nulle gloriole de ce voyage en Bosnie, nous y sommes allés, c’est tout. Mais nous n’allons sûrement pas accepter l’ironie méprisante de journalistes dont la principale et périlleuse audace quotidienne est la traversée du boulevard Saint-Germain pour aller du Café de Flore à la brasserie Lipp.

P.-S. : Je vous conseille la lecture de Bosnie : témoin du génocide, de Roy Gutman. Prix Pulitzer 1994, passé quasi inaperçu à sa sortie, attaqué en France avant même d’avoir été traduit, ce bouquin terrifiant raconte en détail les emprisonnements, massacres, viols, tortures commis par les Serbes sur les Croates et surtout les Musulmans bosniaques à partir de 1991.

  

Source : Le HML des fans de Renaud