Télérama N° 1864 du 2 octobre 1985
COUP DE COUTEAU DANS L’ECRAN
par Alain Remond
Renaud à Moscou. Le diable est trop fort
[…] Les communistes français l’avaient invité au festival mondial de la jeunesse. Depuis la fête de l’huma de l’an dernier, il a comme un flirt avec le PC, Renaud. Il dit que c’est « parce que le PC est devenu la bête noire de tout le monde ». Et il aime bien, par « provocation », aller « vers ceux qui sont le plus rejetté ». Bon, une équipe de FR3 l’accompagne. Et en profite pour aller filmer quelques artistes soviétique. Renaud, lui, est tout content. Il doit donner un grand concert à Gorki Park. il dit que cette semaine de festival va lui « permettre de découvrir le peuple de Moscou ».
L’après-midi du jour J, il commence à répéter. Des jeunes se pressent contre les grille de parc. Un double cordon de policier se déploient. Ces jeunes ne pourront pas entrer l’écouter : le concert est réservé aux délégations étrangères et aux « invités », c’est-à-dire (à part les agents de sécurité) aux familles et aux relations de la Nomenklatura.
Le soir, Renaud aligne ses chansons. A la fin, il dit : « un chanteur doit être impertinent, provocateur. Et puisqu’en France, le socialisme s’arrête à la porte des usines est des casernes, voici une chanson impertinante, Déserteur » (version écolo et anar du brûlot de Boris Vian). A peine a-t-il chanté « Quand les Russes, les Ricains f’ront pêter la planête » qu’on voit un grand remue-ménage, dans les rangs du fond. Un tiers de la salle se vide d’un seul coup. Et les projecteurs de la télévision soviétique éclairent longuement les bancs vides…
A peine sorti de scène, Renaud explose. Et là aussi l’écran se brise. Sa colère, saisie sur le vif, balaie tout son propre spectacle, comme celui de l’émission. C’était brutal, violent, hirsute. Renaud n’en peut plus, comme il dit : « On s’est tous fait avoir ! Tout était prévu ! On m’a invité pour chanter pour les jeunes de Moscou, pas pour une mascarade. » Et il continue comme si soudain, ses yeux s’ouvraient, démasquaient la fiction : « J’ai fermé ma gueule pour la classe ouvrière française, pour ceux qui croient à ça. Mais c’est pas possible. Je me disais : je suis prêt à m’associer avec le diable pour être avec ceux qui souffrent. Mais je ne peux pas. Le diable est trop fort … »
La mise en scène était superbe, avec toutes ces majorettes, ces mouvements de foule, ces fresques vivantes comme on sait si bien en faire là-bas. Et voici le cri de Renaud, sa rage, coup de pied dans le jeu de construction, coup de couteau dans la toile de l’écran. Renaud blême, qui bégaie, qui marche de long en large, et la caméra qui filme à la va-vite, qui manque de lumière, ça fait une image crasseuse … Brutal atterrissage, retour au réel, pour lui comme pour le spectateur.
Source : HML des fans de Renaud