MONTRÉAL | SAMEDI 19 AVRIL 2003
ARTS + SPECTACLES
Ce soir, Bruce Springsteen se produit pour la septième fois à Montréal. Les six autres fois, ses shows mémorables ont marqué les milliers de spectateurs, dont certains sont bien connus du public. Nous avons demandé à certains d’entre eux d’évoquer pour nous ces moments. Comme par hasard, ils seront presque tous au Centre Bell ce soir, pour entendre et voir « The Boss »
19 décembre 1975,
Théâtre Maisonneuve
MICHEL RIVARD se souvient très bien du tout premier show de Bruce Springsteen à Montréal, le 19 décembre 1975, au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts… particulièrement parce qu’il n’y avait pas assisté ! « Mon père, Robert Rivard, jouait dans la création des Voisins, à la Compagnie Jean-Duceppe, explique le chanteur. Je suis donc dans la salle et je me régale, tout en étant vaguement perturbé par le fait que j’ai l’impression d’avoir oublié quelque chose… Vers 20 h 45, la basse lourde et enlevante de la chanson Thunder Road, qui perçait sourdement les murs de la PDA, est venue me rappeler brutalement ce que j’avais oublié : c’était le show du Boss. J’ai passé le reste de la soirée torturé entre le respect filial, un savoureux moment de théâtre absurde et la souffrance de reconnaître par la basse toutes les chansons du show que je manquais !
Mario Lefebvre, lui, était dans la salle Maisonneuve ce soir de décembre. Aujourd’hui vice-président des productions Feeling (la maison de production de Céline Dion et Garou), Mario était journaliste pour le bimensuel Pop Rock , la bible de la musique au Québec à l’époque. « J’avoue que j’étais allé voir le show de Springsteen avec un peu de scepticisme, se remémore l’ex-critique. Je le percevais à l’époque comme le nouveau hype en provenance des États-Unis, appuyé principalement par certaines publications, qui lui donnaient beaucoup de visibilité. Mais une fois dans le Théâtre Maisonneuve, qui était plein, j’ai été très, très impressionné par le show : hey, il y avait deux claviers sur scène, un drummer d’enfer (Max Weinberg), un incroyable guitariste (Steven Van Zandt) et, comme on était à quelques jours de Noël, Springsteen avait chanté Santa Claus Is Coming to Town avec le saxophoniste Clarence Clemons déguisé en père Noël… Bref, un show dont je me rappellerais toute ma vie. « Je savais qu’on avait vu quelque chose de spécial — je l’avais même écrit à l’époque — mais mon interrogation était tout de même : est-ce que Springsteen va être capable de tenir la route longtemps ? Jusqu’où va-t-il aller ? Eh bien, il est allé jusqu’à devenir une icône ! Ça tombe bien, parce que depuis ce soir de décembre 1975, j’en suis un fan inconditionnel.
8 novembre 1978, Forum
« Un show remarquable ! », s’exclame André Ménard, cofondateur du Festival international de jazz de Montréal et vice-président de l’Équipe Spectra, quand on évoque ce deuxième spectacle du Boss à Montréal. « D’abord et avant tout pour la musique, trois heures pleines, reprend-il. Mais l’attitude de Springsteen m’avait aussi marqué : après le show, il a appelé au poste de radio CHOM-FM pour dire à ses fans encore surexcités « Drive safely » (conduisez prudemment). Puis, il était passé à la brasserie du Forum, où une soixantaine de personnes du milieu artistique prenaient une bière et il avait parlé à chacun d’entre nous… Après ça, en sortant du Forum, il a vu des kids qui l’attendaient et il a marché avec eux jusqu’à l’Hôtel du Parc ! Après trois heures de spectacle !
23 janvier 1981, Forum
« J’avais tellement trippé sur le show de 1978, poursuit André Ménard, qu’en 1981, alors que je m’occupais du groupe Offenbach, j’ai amené Gerry Boulet et Breen Leboeuf voir le Boss. Mais c’était un spectacle très différent du précédent : Springsteen avait sorti un 45-tours qui avait du succès commercial (Hungry Heart) et on sentait un décalage entre le gars et la légende. Breen avait bien aimé ça… mais Gerry s’était endormi sur son siège, tellement il avait bu !
« Il faut dire qu’on avait passé trois quarts d’heure à la brasserie du Forum avant le show, explique Breen Leboeuf. Ça n’a pas aidé notre concentration, disons… surtout que, dans Offenbach, on n’a jamais été très bon sur le dosage, notamment de la bière (rires). Alors, au milieu du show, quand il y a eu trois ballades de suite, je me suis appuyé sur l’autre épaule de Ménard pour me reposer un peu ! Mais on s’est réveillé au premier rock qui a suivi et c’était vraiment le fun. Le gars était généreux, très présent, de plus en plus énergique à mesure qu’approchait la fin (ce soir-là, Springsteen a chanté 31 chansons !). Je dirais que c’était très long et très bon, et c’est pas pour rien que Springsteen tient encore la route aujourd’hui, alors que d’autres ont disparu.
21 juillet 1984, Forum
« Ce soir-là, j’étais assis à la deuxième rangée devant la scène, se remémore André Ménard, et tout à coup, pendant la toune Hungry Heart, Springsteen descend dans la salle et monte sur la chaise d’une de mes collègues, à côté de moi, ce qui lui a valu d’avoir l’entrejambe du Boss à un pied de sa face ! Quand il est remonté sur scène, je lui ai demandé « Pis ? » Elle a juste répondu : « Aouch ! » avec un air d’extase (rires). C’était vraiment un super show — ce soir-là, le chanteur Renaud se produisait au Spectrum et il en était malade, de ne pas pouvoir venir au Forum voir Springsteen, il en avait même fait mention sur scène ! »
17 septembre 1988,
Stade olympique
Le Stade olympique accueille la tournée mondiale d’Amnistie Internationale : sur la scène montent Sting, Peter Gabriel, Youssou N’Dour, Tracy Chapman et Bruce Springsteen… ainsi que deux artistes québécois, Daniel Lavoie et Michel Rivard : « Déjà, à la conférence de presse pour annoncer le show, Springsteen a été le seul à vraiment nous parler, à Daniel et moi, explique Rivard. Le jour du spectacle, c’est lui qui a été le plus chaleureux avec nous. Sting était hautain, Peter Gabriel était amoureux et regardait seulement Rosanna Arquette (rires)… Springsteen nous a invités dans sa loge et on a pu répéter un peu avec lui ; c’est lui aussi qui a demandé qu’on participe à la chanson finale Chimes of Freedom de Bob Dylan. Quelques minutes avant le show, on nous a demandé de traduire rapidement en français trois phrases de Get Up Stand Up de Bob Marley, ce qu’on a fait, et là aussi, c’est Springsteen qui nous a aidés ! »
7 janvier 1996,
salle Wilfrid-Pelletier
En 1995, Bruce Springsteen lance un album acoustique sombre et magnifique, The Ghost of Tom Joad, et entreprend une tournée solo. La salle l’accueille dans un silence recueilli et respectueux : « C’est une joie d’être icitte à Montréal » s’écrit le Boss en français, le « icitte » lui ayant été suggéré par Richard Séguin, venu lui rendre visite dans sa loge… après lui avoir prêté une guitare plus tôt : « Mon producteur de l’époque produisait aussi le show de Springsteen, explique Richard Séguin, et il m’appelle en après-midi pour me dire que les guitares de Springsteen n’étaient pas arrivées, qu’il ne pouvait pas répéter… Ça n’a pas pris de temps, je lui ai prêté ma meilleure guitare, une Gibson Country Western 1956 (que les musiciens de Séguin lui ont offerte à la fin de la tournée Aux portes du matin), ma fille a changé les cordes en vitesse… Le soir, j’ai assisté à un spectacle tout simplement magnifique. Je l’avais vu en show dans les années 1980, c’était très bon, mais j’étais vraiment content de le voir en version acoustique et solo, parce que je suis particulièrement attaché à ses disques intimistes — pour moi, Nebraska (1982) est un album incontournable. Il avait été bien surpris de la qualité d’écoute des gens ici, alors qu’aux États-Unis, les spectateurs manifestaient beaucoup leur nostalgie du E Street Band et des chansons rock. Ce soir-là, Springsteen avait été un admirable faiseur de chansons, avec un dépouillement qui permettait un vrai contact avec sa poésie. Cela me faisait du bien de le sentir tributaire de la grande tradition de la chanson folk engagée, celle de Woody Guthrie, de Peter, Paul and Mary, des premiers albums de Dylan… et après le show, je suis allé le voir et on a fait comme tous les guitaristes du monde : on a parlé de guitares ! »
Source : La Presse