Dans l’intimité de Renaud, à Isle-sur-la-Sorgue

Paris Match

Publié le 10/10/2020 à 08h35 |Mis à jour le 10/10/2020 à 09h54 

Romane Serda et Renaud en 2004, sur le plateau de « Vivement Dimanche ».
Frederic SOULOY/Gamma-Rapho via Getty Images

Depuis leur rupture, en 2011, la chanteuse révélée par Renaud suit sa propre route… sans le perdre de vue. Romane Serda a aidé à l’organisation de la rétrospective qui lui est consacrée à partir du 16 octobre, « Putain d’expo ! ». Et porte un regard ému sur leur histoire dans son autobiographie qui paraîtra le 7 octobre, « A la vie à l’amour »

Il n’a pas envie. Pas tout de suite. Pas maintenant, en tout cas. Renaud n’est pas encore prêt à affronter sa propre image. Celle qui va s’afficher pendant près de six mois sur les murs de la Philharmonie de Paris. Une immense rétrospective revenant sur quarante années d’une putain de carrière, qui a connu d’énormes hauts et de sacrés bas. Mais le chanteur plus trop énervé, qui aime tant les honneurs, n’a pas la force de revenir sur son incroyable histoire. Sur ce passé glorieux que lui renvoie chaque jour son présent douloureux. Car, oui, ce n’est pas un secret, Renaud s’ennuie, le Renard déprime.

Depuis dix-huit mois, il n’avait plus le droit de boire, ses médecins lui avaient conseillé l’abstinence. Il s’est tenu à carreau, éloignant le houblon de son quotidien, mais fumant désormais près de cinq paquets par jour. A la rentrée, le check-up s’est transformé en bon de sortie. L’hypocondriaque va bien. Très bien, même. « J’ai les poumons d’un ado de 18 ans », rigole le Renard. Fier d’être arrivé au bout de cette année et demie sans alcool, il s’est octroyé une bière pour l’occasion. Puis deux, puis trois. Mais a décidé d’arrêter la clope. Renaud n’est plus à une contradiction près.

Le voilà donc à deux semaines de l’inauguration. Quand David Séchan, son frère jumeau et commissaire de l’exposition, lui a parlé de ce projet, l’an passé, l’homme de 67 ans l’a d’abord envoyé se faire voir. « Une expo, c’est pour les chanteurs morts, balance l’artiste. Moi, je suis encore vivant. » « Mais j’ai insisté, raconte David. Je suis retourné le voir quand il était à Paris et, un jour, il m’a dit : « Bon, on y va. » Il m’a ouvert son appartement et j’ai tout pris, les manuscrits, les lettres, les objets, les disques d’or, les vêtements. Il avait tout gardé. Je sais que, en réalité, il est particulièrement fier d’être honoré de son vivant. S’il a décidé de ne pas venir à Paris en ce moment, c’est parce qu’il sait qu’il a encore besoin d’un peu de temps pour se remettre d’aplomb. Il ne veut pas donner l’image d’un type minable. »

L’artiste préfère désormais le silence un peu triste aux discussions enfiévrées. S’il est physiquement présent, son esprit est clairement ailleurs

Donc, Renaud se tait. Enfin… pas tout à fait. Il n’a pas envie de répondre au téléphone, ni de prendre un train pour rencontrer les médias, mais, assis à la terrasse du bistrot où il a ses habitudes, à L’Isle-sur-la-Sorgue, il se plie aux sollicitations des fans : une photo, un autographe, un sourire. « Ça me bouleverse, tous ces témoignages d’affection », dit-il. Seul hic, l’artiste préfère désormais le silence un peu triste aux discussions enfiévrées. S’il est physiquement présent, son esprit est clairement ailleurs. Dans les brumes de la nostalgie ? « Dans mon enfance », admet Renaud. Alors il préfère laisser parler les autres. David d’abord, qui tient à rappeler que « c’est Renaud qui a choisi le titre, l’affiche de l’expo. Le reste, il n’a rien vu. Il veut être surpris. Il a toujours été comme ça ».

David est le vrai gardien du temple. Puisqu’il l’a précédé de dix minutes à leur naissance, le 11 mai 1952, il a en permanence été considéré comme le sérieux du duo. David a fait des études, a arrêté la photo pour se lancer dans un job à l’Inserm. Quand Thierry, leur aîné, a fait n’importe quoi avec l’argent de Renaud, c’est David qui est venu à la rescousse. David est un des rares chanceux qui peut avoir Renaud au téléphone quand il le veut. « Il ne faut jamais oublier qu’on a été élevés dans le culte de la famille, avec nos parents issus de deux cultures différentes. Mon père, professeur, écrivain, fils d’un helléniste réputé. Ma mère, venait d’un milieu prolétaire, dont le père avait été exclu du Parti communiste pour avoir tenté de dénoncer les purges staliniennes. Cela donnait des discussions très vives à la maison. »

A la maison, rappelle David, on était derrière Mitterrand dès 1965. Mon père en parlait, il nous est vite apparu comme une figure de renouveau possible.

Renaud, le chétif, dernier garçon d’une fratrie de six enfants, sera toujours le protégé de Solange, sa mère. « Il a sucé son pouce jusqu’à 12 ans, rigole David. Il a vécu une longue enfance, dont il est totalement nostalgique. Et, du jour au lendemain, il est passé dans l’adolescence militante avec Mai 1968. » Renaud se jette dans le conflit sans vraiment le comprendre, ose renvoyer sa charmante maman venue le chercher à la Sorbonne, et en profite pour écrire ses premiers pamphlets. L’aventure musicale du chanteur naît sur les barricades, s’incarnant dans cette jeunesse qui veut renverser l’ordre établi.

« A la maison, rappelle David, on était derrière Mitterrand dès 1965. Mon père en parlait, il nous est vite apparu comme une figure de renouveau possible. » Renaud – qui a entendu Berthe Sylva toute son enfance – comprend que, pour dire sa vérité au monde, il faudra utiliser sa plume. Dès son premier album, la chanson « Hexagone » pose les bases d’une œuvre qui ne ressemble à aucune autre. David est le témoin privilégié de ses débuts. « Quand Renaud chante à La Pizza du Marais, j’y suis presque chaque soir. Il a besoin de gens pour remplir la salle, il a besoin que je lui fasse des photos. Et, même s’il tâtonnait encore, on sentait bien qu’il allait se passer quelque chose. » Le succès vient peu à peu, quand Renaud invente un personnage de titi loubard parisien et utilise un langage très fleuri pour dire ses maux et ses espoirs. Quand il tombe raide dingue amoureux de Dominique, la gonzesse de Gérard Lanvin, c’est en lui écrivant des chansons d’amour qu’il la séduit. « Des trucs qu’il pond en un quart d’heure sur un coin de table, rappelle David avec fierté. Dominique était mariée avec Lanvin, qui ne voulait pas divorcer. Mais Renaud s’est battu pour elle. Et Lanvin se métamorphose en Gérard Lambert dans ses chansons. »

Quand Renaud laisse béton la casquette de gavroche pour le bandana rouge, il devient l’idole d’une jeunesse qui se sent pousser des ailes avec l’arrivée des socialistes au pouvoir. Mais lorsque le petit prolétaire commence à « gagner des thunes », il se pose de sérieuses questions. « Dans la famille, analyse David, c’est l’inévitable fracture. Renaud n’est plus là chaque dimanche pour le sacro-saint poulet-frites. Quand il est présent, il est ailleurs, évoque des choses qu’on ne comprend pas. Le fossé se creuse et sa culpabilité commence à naître. »

C’est pourtant dans son « bistrot préféré » qu’il aperçoit, un jour de 1999, une jeune fille : Romane Serda

Renaud est néanmoins capable d’investir en 1992 dans « Charlie Hebdo » et d’y publier une chronique et des dessins pendant plusieurs années, mais aussi de dire, vingt ans plus tard, qu’il aime bien François Fillon ou Emmanuel Macron. Au même titre que Johnny Hallyday, chacune de ses rares prises de parole est disséquée, commentée. Quand, en 1994, Renaud se retrouve immensément riche, il vend Mino Music, la société d’édition de ses chansons. Il garde la moitié de la somme pour lui et donne l’autre moitié à ses cinq frères et sœurs, qui reçoivent près de 400 000 euros chacun. Mais il a beau vendre des disques par camions, remplir les Zénith de France, sa longue descente aux enfers s’accentue avec le départ de Dominique, en 1996. Chaque jour, à la Closerie des Lilas, il noie son chagrin dans le pastis.

C’est pourtant dans son « bistrot préféré » qu’il aperçoit, un jour de 1999, une jeune fille. Romane Serda, rentrée de Londres où elle a perdu du temps avec un producteur, remarque « un regard bleu perçant dans un nuage de fumée ». Renaud lui fait porter un mot : « Je veux vous écrire douze chansons. » Le début d’une renaissance amoureuse et artistique. « Je voyais qu’il n’allait pas bien, se souvient Romane. Mais, sous ses airs grognons, j’ai découvert un homme drôle, tellement attachant. » Renaud lui fait la cour pendant deux ans, à coups d’e-mails bien tournés. En 2003, la romance s’officialise. Le chanteur a retrouvé la gnaque, vend 2 millions de disques avec son « Boucan d’enfer ». Et, même si sa voix n’est plus là, son esprit reste alerte, drôle, surtout quand il se moque de lui-même.

« C’est une époque fabuleuse, raconte Romane. On part sur un coup de tête en Italie, on vit librement. Je comprends qu’il lutte contre ses démons. Il essaie, par exemple, de ne pas boire pendant six jours. Mais, très vite, il compte les heures avant le septième jour. » Renaud aime Romane à la folie, veut l’épouser, avoir un enfant avec elle. Il s’applique à faire les choses dans l’ordre. A la naissance de Malone, le 14 juillet 2006, une semaine après le décès de son père, il est le plus heureux des hommes. « C’est ce qu’il me disait, nuance Romane. Mais cela n’empêchait pas les crises de parano. Il était convaincu d’être espionné par les Soviétiques. »

En réalité, estime David, il n’a jamais été aussi heureux qu’à la naissance de Lolita, en août 1980

Devenue mère, Romane a le sentiment de partager sa vie avec « deux enfants » : « Un à qui je devais tout apprendre, un autre de 55 ans qui demandait sans cesse que je m’occupe de lui, qui avait un besoin permanent d’être au centre de l’attention. J’ai compris que, pour Malone, pour moi, il fallait qu’on se sépare. » Alors Renaud ne se bat pas. Trouve l’idée d’un divorce totalement obsolète, mais se plie aux desiderata de sa bientôt seconde ex-épouse. « Comme souvent, il ne s’est occupé de rien. C’est moi qui ai trouvé son appartement à Paris, il n’a même pas voulu le visiter. C’est moi qui ai fait les cartons de son déménagement. » Renaud s’est laissé surprendre par la vie, baissant les bras pour mieux s’enfermer dans la nostalgie de son enfance.

« En réalité, estime David, il n’a jamais été aussi heureux qu’à la naissance de Lolita, en août 1980. Quand sa fille est arrivée, rien n’était trop beau, tout était possible. Parfois même un peu trop. » Lolita, qui vient de fêter ses 40 ans, s’est volontairement tenue à l’écart de l’organisation de l’exposition célébrant son père. Elle refuse de parler de lui dans les rares interviews qu’elle accorde à propos des livres pour enfants qu’elle publie. « Le drame de Renaud, constate Romane, c’est qu’il pense trop à lui. Pas assez aux autres. Il adore que les fans viennent le saluer à la terrasse du café où il traîne. Il aime qu’on le voie, qu’on le reconnaisse. » En 2016, quand il se décide à écrire un nouvel album, qui sera suivi d’une immense tournée de 120 dates, Renaud goûte ce triomphe avec délice. Sa voix a beau être lugubre, le bonheur qui suinte de ses yeux sur scène permet de tout pardonner. Chaque jour qui passe draine son lot de souffrances : le chanteur s’angoisse de la fin programmée des concerts.

En février dernier, Romane a décidé de passer une semaine de vacances aux Seychelles. « Renaud m’a dit : « Je viens avec vous. »

Pour l’heure, Renaud profite des dernières lueurs du soleil de Provence afin de mieux se protéger des sunlights. La hargne des années 1980 a laissé place à une désillusion permanente. Il se concentre sur sa vie très rangée, toujours suivi de Bloodi ou de Pierrot, deux fans devenus ses compagnons du quotidien, ses hommes à tout faire qui vont jusqu’à dormir à ses côtés, veillant sur lui comme des mamans. Romane, dès qu’elle le peut, prend le train avec Malone pour le village provençal. « Il est le père de mon fils, il est ma famille. Il sait que je serai toujours là pour lui, même s’il lui a fallu du temps pour accepter l’idée que j’aie un autre homme dans mon existence. » Quand Malone est là, Renaud revit. « Ils sont si heureux d’être ensemble ! s’attendrit Romane. Dans ces moments-là, je vois à nouveau ses yeux qui brillent comme avant. » En février dernier, Romane a décidé de passer une semaine de vacances aux Seychelles. « Renaud m’a dit : « Je viens avec vous. » Il a pris son billet, s’est mis un patch pour supporter les onze heures de vol et, une fois arrivé sur place, s’est planté sur une chaise longue en râlant : « Putain, qu’est-ce qu’on se fait chier ! » Mais cinq jours plus tard, c’est lui qui ne voulait plus partir. »

Confiné à L’Isle-sur-la-Sorgue, il s’est ridiculisé avec sa « Corona Song », vue par près de 3 millions de fans sur YouTube mais logiquement démolie par ses adorateurs. « Je le connais assez pour savoir que c’est le genre de faux pas qu’il n’aime pas », suggère David. Romane confirme : « C’est ce qui peut le pousser à se remettre au boulot. Pour montrer que, face à l’adversité, Renaud est toujours là. » Le chanteur envisage la suite à son rythme. Il rêve de retrouver la scène. Il sait que si la vie ne sera plus jamais comme avant, elle peut être le théâtre de jolies surprises. Il est devenu malgré lui un monument de la chanson, qu’on expose désormais dans les musées. Toujours aimé, toujours vivant. C’est bien la moindre des choses.

  

Source : Paris Match