Québec, lundi 10 juillet 1989
LE MONDE
PARIS – La « folle semaine » des fêtes du bicentenaire de la Révolution française a débuté sur une note de contestation, place de la Bastille à Paris, avec un grand concert dirigé au nom des idéaux de gauche contre les célébrations officielles agencées par le gouvernement socialiste.
par FRANCIS KOHN
de l’Agence France Presse
Le lieu symbolique par excellence de la révolution avait samedi soir un parfum de Woodstock. Des jeunes, pour la plupart, mais aussi des couples venus avec des enfants en bas âge, avaient répond à l’appel de plusieurs personnalités de gauche et d’extrême gauche pour protester contre les « fastes » du bicentenaire et surtout l’organisation simultanée du Sommet des Sept.
La place, envahie par la foule, contenait au moins 100,000 spectateurs, selon les observateurs, plus de 200,000 selon les organisateurs.
La gratuité du concert, avec en tête d’affiche le « Zoulou blanc » sud-africain Johnny Clegg et le très populaire chanteur français Renaud, l’un des instigateurs de ce « contre-bicentenaire », n’explique pas à elle toute seule le succès de cette manifestation qui se voulait résolument tiers-mondiste.
Cible principale : les « maîtres du monde » qui, la semaine prochaine à Paris, « vont faire leurs comptes », comme le dénonce sous les applaudissements de la foule, Renaud, arrivé sur scène en
costume de « sans-culotte ».
Pour ces contestataires qui, dans l’après-midi de samedi, avaient organisé une manifestation dans les rues de Paris, réunissant selon la police 6,000 personnes, la tenue à cette date de ce sommet des riches représente un affront aux idéaux de la Révolution et au Tiers-Monde.
Autre critique : les cérémonies officielles donnent une image de la révolution « cadavérisée, momifiée », clame sur la scène l’écrivain proche du Parti communiste Gilles Perrault, qui a lancé l’idée de cette journée de protestation.
Il fera vibrer le public en dénonçant la dette des pays pauvres, « le plus grand assassin du monde », et en demandant qu’elle soit « annulée immédiatement et totalement ».
Devant la scène, accolée contre le nouvel Opéra de la Bastille où la semaine prochaine se presseront les quelque 30 chefs d’État invités par le président François Mitterrand, s’agitent deux ou trois drapeaux noirs. Mais la foule reste bon enfant, remuant à peine sur la musique du groupe antillais Malavoi ou des guitares électriques de Mano Negra.
« Je suis venu ce soir, mais je n’irai pas aux autres fêtes qui vont coûter une fortune », dit une jeune femme qui vient sans doute de lire le tract distribué aux spectateurs. On y dénonce les 100 millions de francs (environ $15,5 millions) dépensés pour la grande parade du 14 juillet sur les Champs-Elysées ou encore les 80 millions de francs pour la protection des grands de ce monde lors de leur visite à Paris.
Pour cet homme, le front ceint d’un bandeau recouvert de caractères chinois (il avoue ne pas savoir si cela veut dire « liberté » ou « trop c’est trop »), ce concert à la Bastille « tout le monde peut en profiter alors que pour les autres cérémonies il faudra payer sa place très chère ».
Au-dessus de la place, un dirigeable des forces de sécurité passe et repasse, silencieux dans l’air. Sur la place, les marchands de frites et de saucisses grillées, venus eux aussi en grand nombre, font des affaires.
En quittant la scène après son tour de chant, Renaud aura ce dernier mot : « c’est bien de célébrer la révolution, c’est mieux de la faire ».
Source : Le Soleil