N° 40, 31 mars 1993
Renaud : Bille en tête
Quand la gauche trinque, je bois
C’était un vieux rade bien crade, comptoir en Formica, grandes glaces écaillées au mur derrière la banquette en plastoque rouge, flipper cow-boy années 1960, peintures jaunasses, cabine de téléphone avec « TELEPH NE » en grosses lettres blanches émaillées sur verre dépoli, parterre genre assiettes cassées, chiottes à la turque au sous-sol, cinq guéridons en fonte et Bakélite en terrasse aux beaux jours, chaises de plage en alu à larges lattes, tabac, œufs durs, paris-beurre. Les tauliers étaient de braves gens, nous aimaient bien, nous faisait chroume, et fermaient un peu les yeux sur l’état dans lequel nous mettait la marijane que nous fumions, en ces temps-là où nous étions encore trop petits pour boire…
À cent pas d’Assas, du lycée Montaigne, du collège Stanislas, de Notre-Dame de Sion et j’en oublie, le lieu voyait défiler des légions de fillettes. Nous ne les regardions pas toujours, perdus parfois que nous étions dans la contemplation d’une boule de flipper essayant désespérément de briser la glace qui l’emprisonnait dans les champignons électriques.
Pendant près de dix ans, avec quelques potes, ce fut notre bistrot. Notre port d’attache, notre quai où, la tempête de 68 passée, notre adolescence s’échoua. De la douzaine que nous étions alors, deux sont morts plus tard en bécane, un en bagnole, un quatrième d’overdose, et un autre est en taule. Je revois parfois les survivants, de loin en loin, nous évoquons alors ensemble ce temps béni de nos vingt ans et, du haut de nos quarante bien tassés, l’amertume a remplacé la nostalgie.
J’ai déserté ce bistrot quand ils l’ont fermé pour travaux, en 1976. Lorsqu’il a rouvert, c’était un pub. Banquettes en skaï marron capitonné, moquette mauve aux murs, bar style 1900, cuivre et bois simili-précieux, appliques rococo, plus de flipper…
Accompagnant ma fille à l’école, je passe régulièrement le matin devant ce vieux bistrot de Paris devenu pub universel. Hier je m’y suis arrêté pour embrasser la patronne et me jeter quatorze cafés, peinard, dans un petit box comme tous les rades en font maintenant, histoire peut-être de diviser les clients pour mieux régner sur la caisse. Une toute jeune fille est venue me trouver pour me demander si je me souvenait de sa maman, que j’avais connue dans ces années-là. Au ton qu’elle employait, je crus qu’elle allait m’annoncer que sa mère était morte…
« Bien sûr que je m’en rappelle ! répondis-je alors à la gamine. La dernière fois que je l’ai vue, elle élevait des moutons en Lozère… »
– « Oh oui, mais c’est loin, tout ça… Aujourd’hui, elle travaille dans l’informatique, en banlieue… »
J’avais pas vraiment tout faux… Pas morte, mais blessée quand même…
C’est une belle brasserie-restaurant de Montparnasse aussi, à quatre pas de ma maison, j’y déjeune parfois, près du bar, sous la photo de Hemingway. Sur de petites plaques en cuivre, vissées dans le bois sombre des tables, sont gravés les noms de morts illustres qui, dans le passé, vinrent s’abreuver ici. Parfois je me choisis la table d’Apollinaire, parfois, quand il y a trop de monde et que j’ai pas le choix, je me retrouve à celle de Lénine. Ça ne me dérange pas trop, j’espère que lui non plus. À l’opposé de la brasserie se trouve le restaurant. Changement de décor, nappes blanches, couverts en argent, bouquets de fleurs. Mais pas de noms de morts illustres gravés sur les tables, tables autour desquelles nombre de nos ministres socialistes venaient régulièrement s’asseoir depuis douze ans et jusqu’à dimanche dernier.
Depuis le début de la semaine, ce sont d’autres illustres, pas vraiment morts mais beaucoup moins vivants que, par exemple, Apollinaire et Lénine, qui les ont remplacés.
Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HLM des Fans de Renaud