Des mots et des morts

Charlie Hebdo

N° 1236

LA RÉDACTION · 

Chers amis,

Me voilà en tournée, deux petites chansons à moi que j’ai ( La Ballade nord-irlandaise et Mistral gagnant ), dans les concerts de mes grands potes d’I Muvrini. Depuis quinze jours, ils ont fait (j’ai fait aussi) Rouen, Montpellier, Saint-Étienne, Lyon, trois jours en Suisse puis, depuis avant-hier, la Belgique (Colfontaine, Bruxelles et, ce soir, Liège)…

Si vous ne connaissez pas I Muvrini ou si vous ne les avez jamais vus sur scène, il vous faut les découvrir. Le leader charismatique, Jean-François Bernardini, propose un spectacle de toute beauté tellement plein d’amour et d’humanité que j’en pleure tous les soirs, je suis rempli d’une émotion à l’écoute de ses textes, de ses chansons qui sont à mes yeux ceux d’un artiste majeur. Il prône la non-violence à travers son assoce, Umani, et fait, partout où il passe, des milliers de convaincus, d’adhérents. Il est d’une grande noblesse d’âme (comme on dit…). Hier, à Bruxelles, il est allé place de la Bourse se recueillir un moment sur le mémorial dressé là par des milliers de Bruxellois anonymes, petits mots, bougies, fleurs et quelques centaines de journalistes…

J’ai souhaité y aller à mon tour ce matin, mal m’en a pris, après que la marche blanche en hommage aux victimes de ce 22 mars tragique a été annulée par les autorités, je suis tombé sur des cordons impressionnants de flics, CRS et autres gardes mobiles belges, car il y avait des échauffourées entre des citoyens lambda un peu gauchisants et un groupe d’extrême droite flamand. Des supporters de l’équipe de foot de Bruges, en pays flamand, où la peste brune se porte mieux que bien… Je suis donc arrivé mes fleurs à la main et ai tenté de les déposer sur les marches de la Bourse, malheureusement, les quatre cents personnes qui les squattaient (que je prenais pour des manifestants pacifiques venus se recueillir là) s’avéreront être ces fameux hooligans qui scandaient (drapeau belge à la main) « nous sommes chez nous ! », « étrangers, dehors ! » et autres conneries d’un autre temps, style « État complice de Daech ». J’ai fait demi-tour aussi sec, de peur d’être photographié en compagnie de ces individus, et ai vite rejoint le cordon de gentils Belges qui, par milliers, les entouraient. La veille, je m’étais rendu à l’hôpital militaire de Neder-Over-Heembeek, où j’espérais apporter un peu d’amour, de fraternité, de solidarité, aux enfants et ados survivants de ce mardi noir, la visite me fut refusée par un gentil médecin qui m’expliqua que je n’étais pas de la famille des victimes, ce à quoi je lui répondis que « bien sûr que j’étais de leur famille, que les Belges étaient mes petits frères d’amour, ma famille adoptive, adoptée… ». Rien n’y fit. Je suis parti de là en pleurant à chaudes larmes…

Pour en revenir à mes amis d’I Muvrini, ils ont eu l’initiative incroyable d’inviter aussi dans leurs spectacles d’outre-Quiévrain un formidable groupe de réfugiés syriens, Zuflucht, une chorale d’une trentaine de réfugiés (venus seulement à huit pour l’occasion) qui se sont connus et ont commencé à chanter ensemble à Stuttgart, en Allemagne, et ont enflammé les salles hier à Bruxelles et ce soir à Liège, entre autres avec leurs chansons mais aussi par leurs propos que je ne résiste pas à vous citer : « Je suis Ahmad Abbas de Syrie. Il y a six mois, nous avons traversé le Liban, la Turquie, la Grèce, la Macédoine, la Serbie, la Hongrie et l’Autriche et nous sommes arrivés en Allemagne. Merci à l’Europe de nous avoir accueillis et de nous avoir donné refuge. J’espère que tous les pays ouvriront leurs coeurs et leurs frontières à tous les réfugiés. Sur nos tee-shirts sont inscrits les noms de nos villes dévastées. Ici, dans la capitale de l’Europe, le jour de Pâques, la fête sacrée des chrétiens, nous voulons donner un signe de paix. Nous avons un message pour la Terre entière : arrêtez la guerre ! Plus jamais de victimes innocentes et d’enfants morts dans les rues, assez de sang versé… Janna signifie « le paradis ». Notre chanson Janna parle des villes syriennes d’où nous venons et qui, toutes, maintenant sont détruites et en ruine. Nous prions que le monde entier soit uni comme un seul coeur, un corps et une main. Nous vous en supplions, Européens, restez dans l’unité et la solidarité. N’ayez pas peur, c’est cela que veulent nos ennemis. Nous t’en supplions, chère Europe, reste unie et solidaire !!! »

Bien évidemment, j’ai, à mon tour, manifesté ma solidarité avec ces hommes formidables en finançant leurs voyages et leur séjour en Belgique puis en leur versant l’équivalent d’un cacheton de musicien, mais c’est la moindre des choses que je pouvais faire pour eux, réfugiés, déracinés, loin de leurs familles restées au pays, femmes, enfants, sous les bombes, « pulvérisés sur l’autel de la violence éternelle… », comme dit la chanson.

Voilà, demain je rentre à Paris, j’ai appris hier qu’un attentat avait fait trente morts en Irak et des centaines de blessés, à l’instant où j’écris ces lignes, mon pote Bloodi m’apprend qu’un attentat terroriste, encore, a fait, aujourd’hui, cinquante-six morts au Pakistan… Elle est pas belle, ma vie en tournée ? Des mots, des notes, des larmes, des morts…

  

Source : Charlie Hebdo (ici et ici)