N° 171, 27 septembre 1995
Envoyé spécial chez moi
Allez, c’est moi qui m’y colle. Moi qui vais me faire voler dans les plumes par l’association Handicap International. Moi qui vais oser écrire que je trouve leur campagne hypocrite. M’écrivez pas, les mecs ! On s’est déjà pris le bec, le journal et vous, il y a environ un an, on sera probablement jamais d’accord, j’ai pas envie d’entamer un débat. Je vais le faire tout seul, comme ça je suis sûr de gagner. Si je vous laisse argumenter vous êtes sûrs de perdre.
Vous récoltez des fonds qui permettent d’offrir des prothèses aux Cambodgiens victimes des mines antipersonnel, vous financez une centaine de démineurs qui, au Koweït, en Angola, en Bosnie ou en Afghanistan, au péril de leur vie, nettoient la terre de ces bombinettes à retardement qui estropient des civils même lorsque les guerres sont finies ? OK. On n’a qu’à dire que vous faites du bon boulot, faites-moi l’honneur de croire que j’applaudis des deux mains. Mais arrêtez de prendre les gens pour des cons avec vos slogans perfides, vos discours tendancieux, vos mots d’ordre ambigus. Les mines antipersonnel, c’est « la guerre des lâches », dites-vous ? Cette sentence sous-entend implicitement qu’il y a une « guerre des courageux », qu’il y a de bonnes, de jolies, d’honnêtes façons de massacrer son prochain, que le lance-flammes est tolérable, le napalm assez propre, l’obus de mortier plutôt réglo, la baïonnette des plus délicates et le missile sol-sol relativement acceptable. Et la bombe thermonucléaire, ducon, elle est « humanitairement correcte » ?
Le Pen, en affirmant que la Seconde Guerre mondiale était un ensemble et les camps d’extermination un « détail », une des composantes de cet ensemble, espérait minimaliser l’importance du « détail » par rapport à l’ignominie de l’ensemble. Vous faites, et ce n’est pas mieux, exactement le contraire. En montrant du doigt un des aspects les plus dégueulasses de la guerre, en ne protestant que contre celui-ci, en mobilisant l’opinion publique contre un « crime de guerre », vous légitimez, consciemment ou non, la guerre elle-même, le crime suprême.
Les médias, ces jours-ci, ont largement couvert votre nouvelle campagne, avec l’indignation qui sied à nos bonnes âmes journalistiques dès qu’il s’agit de faire pleurer Margot : ces armes sont dégueulasses car elles tuent ou estropient des civils toujours et des enfants le plus souvent. Personne ne s’est pourtant aventuré à préciser que toutes les armes, dans toutes les guerres, tuent majoritairement des civils et ce, de la façon la plus dégueulasse qui soit. Les populations civiles déchiquetées par un obus à Sarajevo, ensevelies sous les décombres de leurs maisons à Bagdad, criblées d’acier par une bombe à fragmentation à Kaboul, brûlées par le napalm au Viêt-nam, découpées à la machette au Rwanda ou vitrifiées à Hiroshima seraient donc les victimes d’une guerre courageuse, propre, légale ?
Vous essayez de convaincre à l’émotion, en dénonçant un aspect particulièrement ignoble de la guerre, une arme selon vous plus perverse que les autres. Mais vous ne vous aventurez surtout pas à dénoncer plus généralement la guerre, à cracher globalement sur toutes les armes destinées à amputer ou à tuer. de mille et une façons que je me refuse à classer par ordre du supportable. Car cela exigerait de vous un discours politique et pas humanitaire, de vous adresser à notre réflexion et pas seulement à notre cœur, et, comme vous l’ont déjà écrit Philippe Val et Charb, de nous informer plutôt que de nous émouvoir. Il est vrai que ce discours risquerait de vous faire passer pour de dangereux pacifistes, de doux idéalistes, d’irréductibles utopistes, bref pour un ramassis de gauchistes auxquels les portes des médias aujourd’hui grandes ouvertes seraient irrémédiablement fermées.
Tiens, finalement, ça serait quand même pas mal que vous m’écriviez, vous pourriez m’expliquer la nature de vos rapports avec la Cofrad (Compagnie française de déminage et de démolition) dont vous utilisez les services mais oubliez de nous préciser qu’ils sont aussi fabricants d’armes ! Je n’ose pas croire que le gâteau du déminage (dix francs le coût de fabrication d’une mine, dix mille francs le coût de sa découverte et de sa neutralisation) soit si juteux qu’il ait été accaparé par les marchands de canons eux- mêmes… Ce qui reviendrait à dire que Handicap International serait la bonne conscience humanitaire des fabricants et des marchands de mines français. Et puis un peu son bailleur de fonds…
N.B. 1. Mes excuses aux FM qui m’ont signalé qu’elles diffusent intensivement Dangereux de Vassiliu. Je n’ai jamais douté qu’il existait quelques îlots de résistance sur la bande FM, mais la prédominance des grands réseaux (Fun, Skyrock, NRJ) au niveau national justifie malgré tout l’expression générale « FM à la con ».
N.B. 2. Mea culpa : Roy Lewis n’a pas écrit qu’un seul roman mais deux. Mais le deuze est moins…
Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HML des fans de Renaud