Dès que les vents souffleront nous nous en allerons…

Politis

Le 3 mars 1988

Renaud à Juquin :

« DES QUE LES VENTS SOUFFLERONT NOUS NOUS EN ALLERONS… »

« Nul et navrant sur le fond ! » Voilà ce que Renaud a pensé de l’interview de Rocard par Goldman. Il a donc voulu rencontrer Juquin, précisément dans nos colonnes et pour un débat qu’il a voulu vrai. Un débat de citoyen à citoyen.

« Renaud a eu une idée après avoir lu l’interview de Michel Rocard dans le Nouvel Observateur. Il a trouvé ça « craignos »., c’est du moins ainsi que s’exprime le chanteur et pour cela aussi qu’il sait nous séduire. « Tonton, laisse pas béton », s’il ne renie nie la formule, ni la démarche, il paraissait si inquiet d’être enfermé par le slogan qu’il a exprimé deux souhaits : rencontrer le candidat Juquin et débattre avec lui dans les colonnes de Politis. Des deux heures d’entretien, nous vous livrons quelques morceaux choisis.

Sachez que ce jour-là, Juquin arborait un inhabituel nœud papillon, que Renaud n’avait pas cru utile
d’abandonner ses camargaises et qu’on se demandait lequel des deux était le plus intimidé, dans les quinze mètres carrés qui servent de salon salle à manger au candidat.

Renaud se racle la gorge, s’y reprend à deux fois, s’excuse, à l’évidence il préfère la scène, et puis se lance « Vous connaissez mon appel en faveur de François Mitterrand, néanmoins, pour le premier tour, mon cœur de gauche balance. Je suis assez tenté par Waechter, qui incarne pour moi des préoccupations écologiques fondamentales. Je suis séduit par la passionaria de l’extrême gauche, Arlette Laguiller, dont la sincérité, la détermination et même parfois la naïveté me touchent. J’ai une petite tendresse aussi pour le PCF, en tous cas pour ses militants et donc, pour André Lajoignie, qui représente une partie du peuple de gauche sur lequel l’ensemble de la classe politique et des médias se plaît à cracher. Et puis il y a vous, qui semblez être un peu la synthèse de tout cela. Alors, j’aimerais que vous essayiez de me convaincre que voter pour vous serait utile et j’aimerais surtout savoir ce que votre candidature peut représenter dans l’avenir. Car on parle beaucoup, et à juste titre, de la montée de l’extrême droite, mais on a un peu tendance à occulter la disparition de l’extrême gauche »

Juquin démarre au quart de tour : « C’est justement le problème qui m’a conduit à être candidat : le déclin du Parti communiste et la quasi-disparition de l’extrême gauche, qui a joué un rôle important après Mai 68. Je pense, en effet, qu’on ne peut pas se passer d’un mouvement différent du PS, porteur d’idéal, de rêve, d’exigences très élevées, de valeurs fortes, en même temps que d’objectifs réalistes ancrés dans les mouvements sociaux et dans les luttes. Personnellement, j’ai beaucoup hésité à être candidat. Ce qui m’a décidé, ce sont les mouvements qui se sont développés ces dernières années : le mouvement antiraciste, celui des étudiants et des lycéens, celuides cheminots, tous porteurs de ces grandes exigences dont je vous parlais. Quelles sont-elles ? L’égalité, la solidarité, le contrôle et la transparence démocratique. Je crois qu’à partir de là, il est possible de construire quelque chose de nouveau. »

Là, et aussi au risque de passer pour un « ancien combattant », Renaud commence par s’inquiéter de l’absence d’intervention massive de la jeunesse pendant dix ans (« ils ne sont pas descendus dans la rue contre la guerre en Afghanistan », sauf pour défendre NRJ « en donnant ainsi à la droite un cheval de bataille contre les socialistes alors que c’étaient eux qui avaient créé les radios libres, qui, depuis, sont pour beaucoup devenues des radios privées et, comme le dit mon ami Desproges, j’ai trop de respect pour la liberté pour appeler ça des radios libres. » Et Renaud d’enchaîner : « Donc, le mouvement des étudiants et des lycéens m’a fait chaud au cœur et la mort de Malik m’a bouleversé. Mais, question impertinente : la présence à vos côtés de David Assouline n’est-elle pas une tentative de récupération ? C’est vous qui êtes allé le chercher ou c’est lui qui est venu à vous ? »

Juquin se tourne vers Assouline : « David l’expliquerait mieux que moi, mais sachez que nous nous sommes retrouvés après qu’il eut cherché d’autres débouchés politiques et qu’il ne les ait pas trouvés, sinon dans la récupération. Telle formation, par exemple, lui a proposé de devenir le plus jeune député de France…Alors, il est venu me voir. Nous avons parlé quelques minutes, ça a été très rapide. J’ai pensé qu’un jeune homme qui, avec d’autres, avait su conduire un mouvement de cette importance était une force et une grande richesse. Ma candidature n’a de sens qui si elle est l’expression des exigences portées par de tels mouvements. »

On sent Renaud à moitié convaincu car « les étudiants se sont levés contre un projet qui les concernait directement. Mais aujourd’hui, sont-ils encore dynamiques, vivants, combatifs ? Par exemple sont-ils mobilisables contre une bavure policière, une injustice ? Ils ont bougé à juste raison contre la mort de Malik,  mais pourquoi pas lors de l’assassinat de Loïc Lefèvre, pourquoi pas en faveur de l’indépendance de la Kanaky ? »

Là-dessus, Juquin va s’expliquer longuement, trop pour ne pas nous contraindre à résumer.

En clair, pour lui, la contradiction entre le caractère apparemment limité de ce mouvement dans ses objectifs et le fait qu’il ait été « porteur de valeurs qui concernaient toute la société » est surmontable. « Quand les étudiants se battent contre la politique qui impose un cadre, hiérarchise, triche, contre une politique dans laquelle le dire et le faire sont souvent séparés par des années-lumière, ils se battent pour ce qu’on nommait naguère l’autogestion, ils font un acte qui dépasse de loin leurs objectifs immédiats »

Juquin est méfiant à l’égard des théories venues d’outre-Atlantique et qui soutiennent que les mouvements
politiques permanents seront dépassés au profit d’éruptions brutales mais circonscrites. Il pense qu’ « il y a un besoin de mouvements généralistes » et il s’explique « Par exemple, peut-on être seulement antiraciste ? Certains le sont. Mais quand on traite du racisme, on s’aperçoit qu’il est utilisé comme le véhicule d’une
politique beaucoup plus vaste d’exclusion, d’éclatement, voire comme un instrument contre le tiers monde, c’est-à-dire contre la majorité des hommes. En ce sens, le lepénisme s’apparente au mur que les Romains avaient édifié autour de leur empire et qui devaient empêcher les Barbares de passer…

Je voudrais ajouter que de tels mouvements ne peuvent être ceux d’une seule catégorie sociale, ils doivent être ancrés dans l’ensemble du peuple et du monde du travail. Regardez comme les Verts allemands, malgré le mouvement séduisant et important qu’ils animent, recherche désespérément la rencontre avec la classe ouvrière, le monde du travail, les syndicats. Or, dans ce que nous sommes en train de bâtir, dés l’origine, la rencontre s’est faite avec le mouvement ouvrier qui est pour nous une grande part de notre mémoire. »

Renaud change d’angle d’attaque : « Je ne suis pas prêt à oublier ni à digérer l’affaire Greenpeace. Outre
Charles Hernu et les services secrets directement impliqués, qui, selon vous, est directement responsable de cette connerie monumentale qui a consisté à commettre un acte de terrorisme d’Etat contre quelques
sympathiques barbus porteurs de banderoles ? Qui est responsable de la mort du photographe Pereira qu’on a trop tendance à oublier ? A quel niveau situeriez-vous la responsabilité ? »

Juquin, on s’en doutait un peu, n’a pas de révélations particulières à fournir sur cette affaire, même s’il trouve « qu’on a fait beaucoup pour dissimuler la réalité des responsabilités », mais il tient à se souvenir du temps, où, député, il était reçu parfois en délégation par le ministre de l’Intérieur : « Il y a dans son bureau la même table énorme depuis l’époque de Napoléon et chaque fois, je pensais à la même chose devant ce meuble : s’il pouvait parler, nous dire combien de gens ont été ici condamnés à mort secrètement au nom de la raison d’Etat. La vraie coupable, c’est elle, ce que l’on fait en son nom et qui n’a rien à voir avec la morale »

Renaud : « C’est cette raison d’Etat qui aurait pu pousser quelques individus, comme on le murmure parfois dans certains milieux, à mettre un camion sur la route d’un clown qui dérangeait les hommes politiques. Je pense évidemment à Coluche. Ca ne vous est jamais venu à l’idée ? »

Juquin hésite, réfléchit un instant : « Ce qui est terrible, c’est que l’on peut tout croire. J’ai lu, relu des dizaines de fois Le Prince de Machiavel. Je suis hanté par cet ouvrage, car, d’une manière très condensée, très forte, il donne les règles fondamentales de l’Etat tel qu’il fonctionne, au mépris total des individus. Il faut que l’on oppose à Machiavel l’idée qu’il y a des lois morales qui sont supérieures à l’Etat et à ses raisons ».

Après avoir patiemment écouté le long exposé du candidat sur la renonciation à l’arme atomique et sur l’urgence qu’il y aurait à développer les énergies renouvelables, le chanteur est soudain pris du syndrome propre aux journalistes politiques : « Faisons un peu de politique fiction : si vous êtes élu demain, voyez-vous quelqu’un qui soit capable de faire un bon ministre de l’Environnement, c’est-à-dire de résister aux pressions des grands groupes industriels, au contraire d’Haroun Tazieff qui, dès qu’il a été nommé ministre des risques naturels, s’est mis à penser qu’il n’y avait plus de risques et que tout était naturel ? »

Rires gênés dans l’assistance : Renaud ignorait à l’évidence qu’Haroun Tazieff venait d’apporter son soutien à Juquin… lequel répond que, d’une part, l’accusé « a beaucoup réfléchi à toute cette expérience » et que lui aussi, Juquin, a « bien changé dans sa vie… » Ce qui permet à notre chanteur de se demander « si l’exercice même du pouvoir n’implique pas des concessions et des renoncements inévitables qui apparaissent comme autant de trahisons. Car moi, quand j’ai vu Haroun Tazieff arriver au pouvoir, je me suis dit c’est super, c’était le grand espoir et puis, passez-moi l’expression, j’ai déchanté. »

Juquin connaît ses classiques : « Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument. » Et il précise : « Pierre Juquin n’est pas à l’abri de ça, c’est pourquoi il ne faut plus faire confiance simplement à un homme ou à quelques-uns, mais à l’ensemble des mouvements de la société qui peuvent les contraindre à tenir leurs engagements. »

Politique fiction (suite) : « Et l’ami René Dumont, aurait-il un rôle à jouer dans le gouvernement Juquin ? » Juquin (lucide) : « Je ne vais pas faire de gouvernement, mais je pense que si René Dumont serait peut-être un grand ministre de l’Environnement, il serait plus encore un grand ministre des rapports avec le tiers monde dont il connaît admirablement la situation et à propos duquel il a pris des positions extraordinairement courageuses.

Le tiers monde n’est pas simplement un marché pour nous, ce n’est pas simplement un débouché, le tiers monde, c’est notre ami numéro 1. Il n’est pas supportable que des milliards de gens vivent dans le sous-développement alors que nous sommes capables de construire les armes les plus sophistiquées. Presque tous les hommes politiques sont en France, à ce sujet, d’un aveuglement inimaginable. Dans cent ans, d’après l’ONU, un être humain sur quatre sera africain, personne ne prend cette donnée majeure en compte. Si la gauche ne prend pas en main ces immenses questions humaines et planétaires, elle ne sera pas elle-même, elle sera toujours à la remorque et toujours en danger. Pour répondre à ces problèmes, il faut mettre la barre très haut ».

Renaud souhaite visiblement parler de ses « potes », ceux de l’association Robin des Bois qui luttent notamment contre le déversement des déchets nucléaires dans le golfe de Gascogne, mais aussi contre l’utilisation et l’importation de l’ivoire animal et sa substitution par l’ivoire végétal. Sa voix se hausse d’un coup : « Je trouve dramatique que l’on prépare à nos enfants, à nos petits-enfants, un monde sans éléphants, sans baleines, sans aigles, sans rhinocéros ». Et il poursuit sur ses amis de Robin des Bois qui tentent de développer l’exploitation à grande échelle du jojoba, une plante, dit-il, « qui présente beaucoup d’intérêt pour l’Afrique. En deux ans, en effet, elle plonge ses racines à quinze mètres sous terre, elle arrête donc la désertification, elle résiste à des froids et à des chaleurs intenses, elle peut vivre plusieurs mois sans eau, son feuillage nourrit les cheptels et en plus, sa graine fournit une huile qui pourrait remplacer celle des baleines. Or, le jojoba n’a commencé à être utilisé en grand qu’au Burkina Faso , sous l’impulsion de Thomas Sankara qui était beaucoup pour moi, un symbole, la possibilité pour l’Afrique de s’émanciper, de ne plus être assistée. Cet homme-là a été assassiné et ça m’a assassiné un peu aussi. Pensez-vous que les grandes puissances, les pays occidentaux aient très envie que l’Afrique s’émancipe, cette Afrique qu’on opprime, qu’on pressure, qui nous nourrit et qu’on surarme ? »

Juquin avait fait le projet de se rendre au Burkina Faso et, d’accord avec Sankara, d’attirer l’attention de l’opinion internationale sur l’expérience tentée dans ce pays. « C’était un homme d’un grand courage et je crois savoir pourquoi il a été assassiné. Il avait osé dire que, même dans son pays, les fonctionnaires pompaient une grande partie des maigres richesses et qu’il fallait en finir avec les privilèges de cette caste. Il fallait le dire ! Il affrontait les problèmes du sous-développement africain sans oublier les défauts des pays africains. Quant aux pays occidentaux, ils persistent à traiter le tiers monde comme au temps du pacte colonial, c’est, d’une certaine façon, le Code Noir qui prévaut, au moins au niveau économique. »

Renaud : « Mais vous, comment pourriez-vous concilier la défense des droits de l’homme et les ventes d’armes au tiers monde, alors que ces armes servent contre les peuples et, directement ou pas, contre nous ? A qui la France doit-elle vendre des armes ? Doit-on cesser toute fabrication et toute exportation d’armes ? »

Juquin : « Je pense qu’à long terme, il serait bien de cesser toute fabrication d’armes. Je suis pour un monde sans armes et sans guerres. »

Renaud : « Moi aussi, mais faut pas rêver… »

Juquin : « Si, il faut rêver, mais rêver les pieds sur terre, c’est-à-dire savoir que cela prendra du temps. Je suis contre les ventes d’armes, pour des raisons de principe, mais pas dans tous les cas. Si, par exemple, un peuple est agressé parce qu’il a fait une révolution, je crois qu’il est légitime de lui vendre des armes »

Renaud : « Vous êtes pour des livraisons d’armes à l’ANC ? »

Juquin : « Si elle en demande… »

Renaud : « C’est ce que je voulais vous faire dire, nous sommes contre les ventes d’armes, mais nous sommes contents que le Nicaragua ou l’ANC en aient quelques-unes pour se défendre ».

« L’ennui » avec Renaud, c’est que tout l’intéresse, dans le désordre certes, mais pas sans logique : la Kanaky, le service militaire, les objecteurs de conscience, la Palestine , l’Europe, les pluies acides, les Basques, les Maliens et la liste n’est pas exhaustive.

Soulignons pourtant qu’en trois occasions, les deux hommes ont laissé là le jeu des questions/réponses.

A propos d’abord d’Otelo de Carvalho, « un ami commun » a dit Juquin, et pour la libération duquel ils sont
convenus de mener le combat. Les Basques, ensuite, auxquels les deux hommes proposent chacun leur toit pour protester contre l’arbitraire des expulsions. Enfin, Renaud a fait une proposition de définition au candidat afin de nommer la société telle que Juquin la souhaiterait : « Ça pourrait par exemple s’appeler le communisme libertaire. »

Juquin : « Communisme libertaire, c’est peut-être pas ma ça. On pourrait dire autogestionnaire aussi, ou bien humaniste, car, pour moi, tout cela signifie que le but c’est l’homme, que l’être humain n’est pas un moyen et enfin, que cette société devra se construire dans la transparence par la démocratie directe pour aller vers ce que Marx nommait le dépérissement de l’État ».

Les magnétophones ont continué à tourner longtemps encore et tard dans l’après-midi, Pierre Juquin a
raccompagné Renaud sur le palier. L’un avait un discours à préparer, l’autre un disque à enregistrer. Fin de
l’histoire ? On verra. En tout cas, dans l’ascenseur, le chanteur m’a dit qu’il serait au Zénith le 4 mars avec Juquin et il s’en est expliqué d’une phrase : « Lui et moi, on partage les mêmes révoltes »

Propos recueillis par
Jean-Baptiste Ferrand

 

Source : Le HLM des Fans de Renaud