Dix questions à Renaud

Numéros 1

N° 27, juin 1985

REPORTAGES

Renaud : C’est presque sans tambour, ni trompette que l’album Morgane de toi atteint aujourd’hui ce record terrassant d’un million d’exemplaires vendus. Dix ans de carrière, une chanson pour l’Ethiopie, un record de vente de disques…

Il ne truste pas sans raison les médias, qui pourtant – soyons francs – pourraient faire appel à lui ad vitam aeternam, pour s’assurer tirages alléchants ou indices flamboyants. Dix ans de carrière, une chanson pour I’Ethiopie, un record de vente de disques… Aujourd’hui, c’est une évidence : Renaud n’a plus besoin de la presse ou de la télévision pour vendre. C’est presque sans tambour, ni trompette que I’album Morgane do toi atteint aujourd’hui ce record terrassant d’un million d’exemplaires vendus, laissant sûrement le vieux show-biz perplexe… Il est de ceux que l’on sollicite beaucoup, trop peut-être. Demandeur, et ravi de l’être, c’est rare. Pourtant, lorsque l’intelligence, l’honnêteté la chaleur humaine sans artifice ponctue une rencontre comme la nôtre, il ne peut en être autrement. Comme de se dire que le journalisme dans ses conditions est un bien beau métier…

S. O. S. racisme vend plus de 300.000 badges de « ‘Touche pas à mon pote ». Isabelle Adjani. rédactrice en chef exceptionnelle de Elle leur donne une page ; Harlem Désir parle de mode. Crois-tu que ce badge est voué à plus ou moins long terme au destin de celui de « Solidarnosc » ?

Je n’osais pas le dire parce que je suis trop anti-raciste, j’ai trop d’amitié pour les mecs qui essayent de faire changer ou bouger les mentalités, mais c’est vrai que cela devient un peu trop cela. Pour cette raison je ne porte pas le badge, même si je l’ai chez moi et même si je l’ai porté. Aujourd’hui, il ne me semble plus que cela soit une preuve d’engagement, de courage quoique… j’ai pu aussi lire qu’en le portant on pouvait se faire casser la gueule, malheureusement. Quand on me demande si je suis solidaire de cela, je réponds que la question ne se pose même pas. C’est comme si l’on me demandait si je suis anti-raciste. Je n’ai pas besoin de m’afficher anti-raciste. Il suffit d’écouter l’ensemble de mon répertoire pour en être convaincu. Ce mouvement a aussi quelque d’officiel et de gouvernemental, qui me gêne un petit peu comme toutes les choses téléguidées ; et là je me comprends… Faire des campagnes anti-racistes, bassiner les gens avec ça, c’est faire monter ou créer une tension. C’est un peu une arme à double tranchant. D’un côté c’est hyper sympathique, stimulant, encourageant. Cela fait plaisir de voir que le Français moyen n’est pas (…) c’est bien leur faire admettre qu’ils sont des gens différents. 

IL Y A DES CHANTEURS QUI NE SONT PLUS DES CHANTEURS

L’affaire Grégory : cela pourrait t’inspirer une chanson ou est-ce que les limites de l’insupportable sont définitivement dépassées ?

Les limites de l’insupportable sont définitivement dépassées : l’affaire en elle-même était déjà bien glauque ; les médias l’ont rendue effroyable, insupportable. Un tas de boue que l’on n’en finit pas de remuer. Je n’ai pas vraiment envie d’en rajouter… En plus ce qui me dérange c’est que la mort d’un enfant (un fait divers déjà ignoble) puisse se transformer peu à peu en charnier où la haine, les vengeances n’ont même plus de concurrence. Tout cela n’est pas très propre.

Christine Ockrent a dit au moment de son départ : « Mon métier n’est pas d’être une vedette, c’est d’être journaliste ». Est-ce que cette phrase pourrait s’appliquer à toi : « Mon métier n’est pas d’être vedette, c’est d’être chanteur » ?

Au départ, oui. Si on veut être chanteur on accepte cependant de prendre le risque (quand même agréable) d’être un jour vedette. J’ai démarré dans ce métier sans vraiment vouloir cela. Le jour où j’ai été vedette, je l’ai accepté même si c’est quelquefois dur à assumer. C’est quand même moins dur que le chômage ! Cela dit en France il y a des vedettes (en partie grâce aux médias) qui ne sont pas, ou plus des chanteurs. Des mecs qui sont là depuis 20 ans, qui n’ont plus rien à dire, ou qui le dise mal, qui n’ont pas de belles mélodies, qui n’ont plus de personnalité mais qui restent des vedettes parce qu’ils ont fait un ou des tubes dans les années 60…

Guidoni dans son dernier album dit : « On est tous des putains. En ces temps comme les autres. En ces temps incertains. Pour vous plaire ou faire jouir. Je dois faire le tapin. Espérer votre aumône. Derrière mon visage peint, me conduire comme les autres. En dernière des putains… » Qu’en penses-tu ?

C’est énervant ça ! J’étais justement en train d’écrire une chanson un peu sur le thème. Un type qui s’adresse à un chanteur et qui lui dit « t’es pas un peu menteur, un peu frimeur… » et qui remet en cause le rôle du chanteur… C’est vrai qu’on est un peu pute… mais aussi artiste avec nos défauts, nos qualités, nos erreurs, nos putasseries parfois, notre sincérité souvent… L’important est de rester justement un artiste. Là il y en a de moins en moins… Lavilliers malgré toutes ses erreurs, et tout ce que je n’aime pas chez lui, est un grand, un mec avec sa musique et toute sa poésie… même s’il peut être concerné par les propos de Guidoni. Je pardonne aux mecs qui ont du talent. C’est pas facile de mener sa barque lorsqu’on est aimé de beaucoup et détesté de quelques-uns aussi…

LES JEUNES N’ONT PEUT-ÊTRE PAS ENVIE DE FAIRE LA RÉVOLUTION

Balavoine déclare dans Cool que pour parer à l’angoisse de la jeunesse il lui faut : « le droit de faire la révolution : si l’on savait qu’on a le droit de jeter des pavés sans être forcément puni, y’a longtemps qu’on n’en jetterait plus. Le pro­blème c’est qu’on a souvent la matraque avant de parier. »

C’est grotesque de jeter des pavés s’il n’y a pas de risque. Bien sûr que l’on est puni si on lance un pavé ! C’est ce qui fait le jeu, la force du pavé. La jeunesse a le droit de faire la révolution. En 68, sans vouloir jouer les anciens combattants, on a fait une mini révo­lution qui a changé et apporté des choses. La jeunesse d’aujourd’hui se mobilise pour N.RJ., pour avoir le droit d’entendre toute la journée sur leur radio Michaël Jackson et Prince, tout en brouillant d’autres petites radios qui n’ont pas leurs moyens. J’ai vraiment été excédé lorsque j’ai vu la différence de mobilisation – et à une semaine d’intervalle – pour Conver­gences 84 et la manif de N.R.J. Tout cela montre aussi que les jeunes n’ont peut-être pas envie de faire la révolution. Peut-être n’en ont-ils pas le courage, l’énergie. Ce n’est sûrement pas parce qu’ils sont plus fliqués… quoique… (silence). Tout cela dépend de mon humeur. Des fois je dirais que Balavoine a raison, et certains jours j’aurais envie de lui dire : « va vivre au Chili ou en Iran ou en Turquie… » Je crois quand même que notre démocratie est le moindre des maux. On vit quand même dans un pays où il est possible d’ouvrir sa gueule… même s’il persiste des abus policiers, administratifs, etc. C’est une chose contre laquelle je continuerais de m’insurger, mais aussi sur lequel on peut discuter jusqu’à plombes : la liberté d’expression existe-t-elle vraiment en France ? Pour qui ? etc… Bref tout cela pour dire que si les jeunes veulent lancer des pavés, ils le peuvent et qu’il ne faut surtout plus que, vivant en démocratie comme nous, qu’un jour un argument comme : « Mais de quoi se plaignent-ils ces jeunes ? Ils n’ont qu’à aller voir à Moscou s’ils peuvent la ramener » puisse devenir celui de la majorité des gens.

ON SE SENT PARFOIS TRAHI PAR LES JOURNALISTES

Julien Clerc déclare : « Après l’interview on regrette toujours ce qu’on a dit. J’ai pris conscience du fait que l’on devient effectivement ce qu’on dit. » Qu’en penses-tu ?

Ils sont intellectuels ces chanteurs… (rire). Vrai qu’après les interviews on regrette souvent ce que l’on a dit. On se demande comment tout cela va être retranscrit. On a été tellement souvent trahis par les journalistes qui ont délibérément ou non transformé nos propos en voulant les rendre plus concis, plus courts, pour que cela tienne dans une colonne… On finit donc par être échaudé par ces journa­listes qui finissent par te faire dire le contraire de ce que tu avais dit en découpant en deux, trois ou même quatre tes affirmations. Et puis, après on se dit : j’ai oublié de parler de tel truc, j’aurais dû tourner telle chose autrement… Et fatalement le public n’essaye pas de disséquer ce que l’on a pu dire. Il prend en bloc ce qui est écrit. Moi, lorsque je lis une interview de Julien Clerc ou de Gérard Lanvin – des gens que je connais donc bien – j’arrive à savoir à quel moment ils se sont fait piéger ou quand leur propos ont été déformés. Je sais où le journaliste a taillé dans la phrase pour que cela soit plus court et soi-disant plus efficace. Et quelquefois, on se dit effectivement « c’est trop ».

Michel Drucker arrête Champs-Elysées. Alors, le pape s’en va ?

Un mec que j’aime bien s’en va, même si je crois que dans ce milieu on ne s’en va jamais. Il abandonne Champs-Elysées. Dans 6 mois, il fera Opéra… Cela m’étonnerait qu’il fasse Bastille Nation (rires)… J’aime bien le mec Drucker même si son émission n’est pas toujours égale. Elle est loin d’être la plus nulle. On s’en rend compte lorsqu’on va faire des émissions ailleurs. Et c’est tellement mieux que son concurrent direct… Patrick Sabatier. Je n’ai pas à défendre Champs-Elysées parce que c’est une émission de variété et qu’en fait ce n’est pas franchement ma tasse de thé. Mais lorsque tu compares avec Thé dansant ou Porte-bonheur ou Le jeu de la vérité tu as plus envie d’aller chanter pour Drucker. Je le fais volontiers lorsqu’on me le propose, lorsque j’en ai besoin pour des raisons promotionnelles – n’ayons pas peur de le dire aussi – plutôt que ces autres émissions que je suis ravi de ne pas faire et dont je revendique aussi le droit de ne pas faire.

JE N’AI PAS A CRACHER SUR MICHEL SARDOU

Sardou bat toujours des records. Il affiche complet un mois avant pour la semaine de concerts au Forest National Bruxelles (6 000 places) ; on loue les strapontins au Palais des Congrès ; son dernier album se vend a 300
000 exem­plaires la semaine de sa sortie. Une réaction ?

Une précision d’abord… Ce n’est pas un record battu au Forest. J’avais mis 7 000 places en enlevant les sièges et en laissant les gens debout. Peut-être au détriment du confort des spectateurs mais cela pour rétablir une vérité historique au niveau du guiness book des records, que je revendique… (rires). Sinon que dire ? Sardou a toujours rempli le Palais des Congrès. Ce n’est pas nouveau. Il a son public. Je n’ai pas à lui cracher dessus. Ce n’est pas un chanteur que j’aime, parce que dans sa carrière, il y a au moins une bonne dizaine de chansons avec lesquelles je suis en plein désaccord idéologique. Mais je comprends que l’on puisse aimer. Tant mieux pour lui, pour les gens qui aiment ça, pour le spectacle, le métier dans son ensemble, et tant pis pour moi… (rires). Cela serait quand même triste si, seuls les chanteurs que j’aimais remplissaient les salles et que les autres se retrouvent à chanter dans des cabarets devant 15 personnes… Cela dit Sardou a mis de l’eau dans son vin. C’est peut-être aussi pour cela que j’en mets aujourd’hui pour parler de lui…  Franchement Vladimir Illitch aurait pu être chanté par Montand. Et lorsque j’entends Le Connémara c’est plus vraiment la haine…

Hugues Aufray a L’Evénement du jeudi à propos de l’argue de la ritournelle où il n’est plus coté en bourse déclare : « la seule valeur commerciale d’un artiste n’est pas le montant du cachet qu’il demande mais le profit qu’il laisse aux organisateurs après son passage. »

Il n’a pas tort effectivement. Cet argus de la ritournelle est un jugement sub­jectif et arbitraire. Moi, je sais qu’Hugues Aufray a fait un triomphe devant mon public au Zénith ; il a aussi remporté un franc succès au parc de Sceaux avec, et invité par Dylan. Il n’est plus au top niveau, et il le recon­naît lui-même. Cela dit un tel classe­ment risque d’influencer les organisa­teurs de concerts qui n’ont pas toujours vraiment d’idées sur la popularité de tel ou tel chanteur. Et de toute façon, il est tout à fait juste de dire que la valeur commerciale d’un artiste se juge au profit qu’il laissera à l’organisateur. Je trouve scandaleux que les chanteurs réclament des cachetons exhorbitants alors qu’ils savent pertinemment qu’ils ne remplissent plus en concert. Moi, je n’ai jamais fait plonger un organisateur. Pourtant j’aurais pu à l’époque de Laisse béton où tout à coup on me demandait partout, J’aurais pu démarrer à ce moment-là à 4 briquas – ce qu’ont fart certains – J’ai préféré prendre 400 sacs. Mon cachet a augmenté petit à petit, au fur et à mesure que le public se déplaçait plus nombreux pour me voir. J’ai toujours fait en sorte de faire gagner de l’argent à tout le monde et surtout à l’organisateur. Il faut qu’il puisse avoir la possibilité de faire venir de jeunes chanteurs ou groupes, même s’il sait qu’ils lui feront perdre de l’argent, parce que là ça vaut le coup. Il faut donc que des mecs comme moi puissions lui en faire gagner suffisamment pour qu’il se permette lui aussi de prendre des risques ailleurs.

JE NE PEUX PAS M’INSURGER CONTRE LES MECS QUI PIRATENT LES DISQUES

L’Evénement du jeudi a titré à la une « La chanson française sous la crise ». Lorsqu’on vient de vendre un million d’albums comme toi, cela ne prête pas à sourire ?

Non. Vrai que c’est la crise, même si suis un privilégié, comme peuvent l’être aussi d’ailleurs Peter et Soane avec Besoin de rien, envier de chier. Les chiffres sont là pour prouver que le disque est un marché en perte de vitesse. Les gens n’achètent plus de disques, piratent sur cassette un maximum, et… ils ont de plus en plus raison. Jamais, je ne pourrais m’insurger contre les mecs qui piratent même si c’est catastrophique pour ceux qui ne vendent que 3 000 disques. En général d’ailleurs, ce ne sont même pas ces gens-là qu’on pirate. Moi-même, je pirate parce que cela me fait chier quelquefois d’acheter un disque 60, 75, ou 91 balles et où il n’y a que deux ou trois chansons qui me plaisent. A long terme, c’est pourtant un vrai grave problème pour les auteurs-compositeurs, mais je ne peux pas me désolidariser des mecs qui piratent. D’ailleurs je ne pense pas que cela soit le principal problème. Nous vivons dans une conjoncture de crise économique où paradoxalement le marché du disque enfante de plus en plus de produits. Si les mômes achetaient tout ce qui leur plaît, cela coûterait un pognon monstre. Ils achètent maintenant ce qu’ils adorent. La seule mesure que pourrait prendre les pouvoirs publics serait de supprimer la T.V.A. sur le disque et de faire comme au Québec où les radios libres (appelées là-bas communautaires) sont obligées d’inscrire à leur cahier des charges 45 % de chansons francophones, chose qu’elles respectent d’ailleurs. Du coup, c’est plus agréable d’écouter la radio entre Québec et Montréal qu’entre Paris et Lyon….

Propos recueillis par Didier Varrod.

  

Source : Numéros 1