La dernière visite du chanteur énervant avait laissé un drôle de goût en bouche. Depuis ce triste spectacle de janvier 2001 qui laissait redouter le pire pour l’homme comme pour la suite de l’oeuvre, Renaud a émergé du Ricard et de sa peine d’amour, puis a confronté ses démons en un album-exutoire, Boucan d’enfer, qui fait un sacré bien par où il passe. Et voilà Renaud qui fait l’acteur à Toronto et en profite pour reparler aux journaux.
La relationniste de Virgin m’a pris de court. Une entrevue avec Renaud? Bien sûr, je voulais. Et lui voulait aussi? Ah. Occupé à jouer le «tueur silencieux et taciturne» aux côtés des Gérard Depardieu, Harvey Keitel et Johnny Hallyday dans le film Crime Spree, «on location» ces jours derniers à Toronto, je le croyais tout aussi motus et bouche cousue envers ce qu’il appelle dans la chanson Tout arrêter de son nouveau disque Boucan d’enfer les «journaleux». D’autant que les «journaleux» d’ici, moi compris, l’avaient passablement éreinté à son dernier passage en ville. Personne ne l’a oublié, c’était en janvier 2001 au Spectrum: un premier soir pathétique où Renaud, bourré, bouffi, étouffé, n’avait même pas été l’ombre de son ombre mais plutôt, comme chantait Brel, l’ombre de son chien. Tristes, malheureux pour lui plus que pour eux-mêmes, ses fans l’avaient ovationné quand même. Pour services rendus, avais-je titré. Texte lourd de peine et de déception.
«C’est vous qui aviez écrit ce magnifique article à propos du spectacle à Québec?», lâche-t-il au bout du fil, sans ironie, une bonne humeur dans le ton. Eh non. Moi, c’était l’article triste. Au lendemain du Spectrum. «Ah la la», l’entends-je soupirer, mesurant sa méprise. «C’était pas vous?» Hélas non. Et Renaud d’accuser le coup. «Ben oui, j’étais dans un triste état. Alcoolique.» Oui, il se souvient des mélodies qu’il tentait obstinément d’épouser, malgré son registre diminué. «Avec trois paquets de cigarettes et un litre de pastis par jour, j’avais des performances vocales qui étaient très, très altérées. Mon public était indulgent. Vraiment, j’avais du mal.»
Une thérapie qui fait du bruit
Et pas seulement du mal à chanter. Du mal en dedans. Tellement de mal que ça se voyait dans son corps, ça s’entendait dans son souffle court. «J’étais pas bien, résume-t-il. J’ai été pendant plusieurs années en profonde dépression. Je me suis séparé de ma femme, je me suis détruit à l’alcool. J’avais plus envie de travailler, de monter sur scène, plus envie d’être aimé parce que je ne m’aimais plus moi-même. Pendant cinq ans, je n’ai pas écrit une chanson, une ligne, un mot. J’étais au bord de la retraite. Une retraite anticipée.» À deux doigts de «tout arrêter», admet-il. Il n’y a qu’à écouter Boucan d’enfer pour s’en convaincre: tout y est, la peine d’amour comme peine de mort, la «désabusion» au sens où le regretté Nino Ferrer avait inventé le mot. «Coeur en miettes, en détresse / En compote / En morceaux, en lambeaux / Au fond des bottes », décrit-il sur fond de piano triste dans Coeur perdu. «Tout arrêter, terminé! finies les chansonnettes, ma voix enfumée / Le troubadour est fatigué / Mais jamais j’arrêterai de t’aimer», claironne-t-il dans Tout arrêter. «On r’connaît le bonheur, paraît-il / Au bruit qu’il fait quand il s’en va / C’était pas l’dernier des imbéciles / C’lui qui a dit ça», ironise-t-il dans la chanson-titre.
Album thérapeutique, donc? «Ah oui, absolument. Je me suis disséqué moi-même. Tout a sorti.» S’il est parvenu à s’extirper de la cage thoracique le premier mot de la première ligne de sa première nouvelle chanson en cinq ans, c’est par défi. Et par soif. «Je sortais d’une p’tite cure de désintoxication dans une p’tite clinique, j’étais depuis huit jours sans boire et j’avais très mal, raconte-t-il. L’alcool est une drogue dure, j’étais en manque.» Au bistrot, un pote lui tend la perche: s’il écrit là, tout de suite, une chanson, il aura son Ricard. Le pote fournit le sujet: les pédés. «Pas les grandes folles, précise Renaud. Les p’tits pédés de base, anonymes, employés de bureau.» Un texte a surgi, dicté au pote. «Je pouvais pas écrire, ma main tremblait trop.» À la fin, la chanson existait. Tendre et belle. Petit pédé. «Dans le bled d’où tu viens / Les gens te traitaient pire qu’un chien / Il fait pas bon être pédé / Quand t’es entouré d’enculés.»
«J’étais content de moi, continue Renaud. J’ai commandé trois Ricard et je me suis allumé la tête. Le lendemain, j’ai relu la chanson et je me suis dit: putain, la source n’est pas encore tarie. Alors, j’ai eu l’idée d’écrire Docteur Renaud et Mister Renard. Mon côté noir et mon côté blanc.» C’est la chanson qui ouvre Boucan d’enfer. Folk-rock indécollable du ciboulot une fois entré dedans (tout le disque est folk-rock, très Renaud-by-the-book, résolument pas moderne), c’est le double portrait en pied de l’homme à la façon Gainsbourg-Gainsbarre: «Renaud souffre de tous les maux / Qui accablent ce monde barbare [É] Renard, désabusé, se marre / Se contrefout de ce bazar.» C’est Mister Renard qui, amer, peint dans un coin le destin d’un jeune couple d’amoureux au refrain de Mal barrés: «C’est tout jeune et ça n’sait pas / Que pour les amoureux, hélas / La vie est bien dégueulasse / Un beau jour les filles se cassent / Et voilà » Cynisme assumé par l’auteur: fallait bien que le méchant sorte. «Au fond, observe Renaud, ce sont Les Amoureux des bancs publics de Brassens, mais avec la triste conclusion.»
Au total, c’est quand même Renaud tel qu’on l’aime chez nous depuis au moins un quart de siècle (Laisse béton, c’était 1978!) que l’on retrouve sur Boucan d’enfer, tel qu’il survit à Mister Renard. C’est le Renaud qui écrit Manhattan-Kaboul parce qu’il a «encore de l’empathie pour les victimes civiles et innocentes de tous les conflits». C’est le papa qui nous entretenait de sa Lolita avant même sa naissance (En cloque) et qui s’émeut aujourd’hui du moment où «le loup» prendra «cette Bastille sous ta robe à fleurs» (Elle a vu le loup). «Elle est un peu gênée par cette chanson que j’ai écrite il y a six ans, quand elle était adolescente», confie-t-il. Fier, il ajoute: «C’est une femme maintenant, qui s’épanouit dans le métier qu’elle aime. Elle fait une école de cinéma: elle veut être réalisatrice. Elle est stagiaire sur un film.» Amour indéfectible que celui-là, se dit-on. Renaud nuance: «Il y a eu des moments où je ne le lui rendais pas trop. Mais maintenant, c’est l’harmonie. Entre elle et moi. Entre sa mère et moi. Entre moi et moi.» Il se voit grand-père, assis sur un banc de square, regardant ses petits-enfants «jouer dans un bac de sable».
C’est bon à entendre, lui dis-je. Au Spectrum, je le voyais plutôt mort. En fait, je l’imaginais comme Reggiani en spectacle quelques années plus tôt, chantant sans dentier, pénible. C’est ce que j’avais écrit au lendemain du triste soir de janvier. «Ah! D’accord! Je me souviens maintenant de votre article. Je peux même vous citer le titre: « Pour services rendus ».» Au bout du fil, il rit. Avoir su avant, il n’y aurait peut-être pas eu d’entrevue. «Vous n’aurez plus jamais à écrire ça, rassurez-vous.» Il promet de revenir à l’été 2003, en fin de course de la tournée qui commencera au Zénith le 19 décembre prochain. «J’ai écrit il y a une quinzaine d’années une chanson qui s’appelait Cent ans. Mon ambition, c’est de vivre.»
Source : Le Devoir