Boucan d’enfer
Noyé dans la déprime et l’alcool, Renaud n’avait plus produit d’album depuis 1994. Il est de retour avec Boucan d’enfer, tout en plages tristes et passionnées. Rencontre
Boucan d’enfer marque avant tout une révolution personnelle?
Effectivement. Mes albums plus anciens étaient en colère contre le monde. Celui-ci rassemble des chansons d’amour désespérées. C’est un exercice de style un peu impudique, nombriliste, mais tous les artistes le sont!
A vos débuts, vous repreniez Fréhel. On n’est pas loin ici de la chanson réaliste?
Je l’ai toujours revendiquée. Lorsque j’évoquais la banlieue, je racontais déjà la misère des petites gens: Manu, Pierrot, Germaine, Mon beauf. Aujourd’hui, je rejoins la mouvance tragique de la chanson d’une façon très intime, quitte à noircir le tableau.
Le titre Docteur Renaud, Mister Renard arbitre l’affrontement entre «Renaud les idéaux» et «Renard les idées noires». D’où vient cette schizophrénie?
Une dépression sournoise m’est tombée sur le coin de la gueule à 45 ans. C’était un mélange de mal de vivre, de paranoïa, d’hypocondrie, de stress, de fuite du temps, de mélancolie, de désillusion. La séparation conjugale qui a suivi n’a fait qu’aggraver les choses. Je n’ai pas choisi les meilleurs remèdes – antidépresseurs, pastis… – mais j’ai agi sans dandysme, sans rock’n’roll attitude. J’étais juste pitoyable.
La pochette de votre disque, dessinée par Titouan Lamazou, vous cadre dans un bar. Le bistrot est d’ailleurs le point cardinal de vos chansons…
Depuis cinq ans, je vis entre les quatre murs de ce bar, à cette place-ci. C’est ma première maison, mon bureau, mon salon, mon abreuvoir et même mon assommoir, pour être précis… C’est là que mes potes et mes proches ont assisté avec inquiétude à ma déchéance.
«Je me demande si je n’ai pas chanté dans le vide»
Desproges, Fallet, Brassens, Coluche… sont au cœur de Mon bistrot préféré, un texte dédié aux copains montés au ciel.
C’est tombé dru ces derniers temps. J’ai cité la liste des gens que j’ai aimés, qui ont été mes amis et ceux que je n’ai pas connus mais qui ont contribué à mon éducation, à ma culture. Avec le regret, après coup, de n’avoir pu rajouter les noms de Mouloudji, Caussimon et Goscinny, de Piaf, Fréhel, Barbara, Duras. La perte de ces chers disparus a contribué à ma dépression.
Comment vous en êtes-vous sorti?
J’ai fait une longue tournée de 200 concerts il y a deux ans, sans aucune promotion. Mon mal-être était palpable: j’avais 10 kilos de trop, mes cordes vocales étaient altérées par le tabac et l’alcool, et pourtant, au final, 250 000 personnes m’ont dit qu’elles m’aimaient, moi qui m’aimais si peu. Ça a été une bouée. Puis j’ai replongé de plus belle. J’ai eu mon plus grand choc aux Victoires de la musique, l’an passé, lorsqu’on m’a offert une victoire d’honneur que j’ai prise pour «posthume», à l’occasion de mes vingt-cinq ans de carrière.
Et alors?
J’ai croisé sur l’écran de contrôle mon visage bouffi, traqueur, triste et malheureux comme un chien perdu dans cette assemblée où je ne me suis jamais senti à l’aise. Peu à peu, après plusieurs cures de désintoxication, l’écriture et l’activité en studio m’ont aidé à tourner la page. Ecrire, c’est une forme de thérapie.
Tonton, je l’ai parfois combattu, mais toujours aimé et soutenu
A quoi sert une chanson?
Depuis quelque temps, je me le demande… Sans être un grand humaniste, j’ai eu l’impression qu’un message de solidarité passait dans mes textes, même si je n’ai pas la prétention d’avoir bouleversé des comportements ni influencé des mentalités. Mais quand je vois le premier tour de la présidentielle, je me demande si je n’ai pas chanté dans le vide. Brassens et Dylan ont orienté ma vision du monde et mon parcours gauchisant et rebelle quand j’avais 16 ans, 20 ans. Alors, oui et non, on a toujours ce bel espoir vain d’avoir un petit impact quand on dénonce le racisme, l’oppression, l’injustice.
Pourquoi vous acharnez-vous sur Bernard-Henri Lévy dans L’Entarté ?
Le morceau est suffisamment moqueur, vachard et peut-être blessant pour que je n’en rajoute pas une couche.
Allez-y…
Je ne conteste pas ses engagements divers et nombreux, mais sa présence envahissante dans les médias, sa suffisance, ses leçons de démocratie, sa volonté d’imposer un prêt-à-penser.
François Mitterrand apparaît dans deux textes, notamment à travers Baltique, consacré à son labrador. Vous êtes toujours mitterrandiste?
Tonton, je l’ai parfois combattu, mais toujours aimé et soutenu. Cette admiration, cette fidélité sont encore plus vibrantes aujourd’hui où un paquet de charognards se sont acharnés sur sa mémoire. Nous nous sommes vus une quinzaine de fois, ce sont des rencontres qui comptent. Je n’ai pas souvent l’occasion d’être fier d’être français, mais j’ai été fier que la France soit représentée par un mec comme lui.
On vous sent fatigué d’être en colère?
Pendant vingt ans, je n’ai pas cessé de m’impliquer dans des causes qui, généralement, divisent plus qu’elles ne rassemblent. Dans le meilleur des cas, je me suis fait chambrer. Dans le pire, insulter. Sans parler de l’éternel procès du petit-bourgeois qui défend la gauche ou les déshérités. Aujourd’hui, j’ai 50 balais et la relève militante est assurée par Noir Désir, Zebda, Akhénaton, les Têtes raides…
Vous qui étiez la voix des banlieues…
… à mon corps défendant…
… que pensez-vous du rap?
Claude Duneton, historien de la chanson, a dit que c’était du «Renaud au carré». Ça me flatte… Les rappeurs m’ont rendu un super-hommage dans Hexagone 2001, où ils reprenaient mes chansons en massacrant les mélodies. [Il sourit.] Je n’aime pas le rap mais MC Solaar, par exemple, a véritablement enrichi la chanson française. D’autres rappeurs sont bien trop conformistes dans leurs discours.
Mal barrés met en scène des fiancés blottis sur une banquette de café. Sont-ils les petits-enfants des «amoureux des bancs publics»?
C’est la suite pessimiste et noire.
Vous y affirmez: «Le bonheur reste toujours l’affaire de quelques jours»…
En tout cas, en amour.
Gainsbourg recommandait: «Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve»…
J’aimerais bien avoir écrit quelques paroles aussi flamboyantes que les siennes. Dans Boucan d’enfer, il y a bien: «On reconnaît le bonheur, paraît-il/ Au bruit qu’il fait quand il s’en va.» Pour être franc, cette phrase était inscrite sur le mur des toilettes de Pierre Desproges.
Le look n’a pas changé: cheveux jaunes, Perfecto, santiags. L’homme, si. Sourire pâle, regard timide, Renaud (Séchan), 50 ans, dur à cuire de la chanson, revient après une longue éclipse discographique (A la Belle de Mai, son dernier disque, remonte à 1994). Il avait le moral à zéro. Boucan d’enfer (Virgin), son nouvel album, écrit par lui, composé par Jean-Pierre Bucolo et Alain Lanty, donne donc sa «langue au chagrin». L’ex-chetron sauvage, réputé pour ses coups de gueule pour ou contre Tonton, Tapie ou Maggie (Thatcher), y consigne toutes ses turbulences existentielles, entre une défense des gays (Petit Pédé) et un bref regard sur l’actualité (Manhattan-Kaboul, en duo avec Axelle Red; Corsic’armes). Il reçoit la presse dans son QG, un bar parisien, entre les deux tours de la présidentielle. Le lendemain, Renaud s’envole vers le Canada pour interpréter un «tueur sympathique» dans Crime Spree (La Spirale du crime), un polar avec Johnny, Gérard Depardieu et Harvey Keitel. |
Sources : L’Express et Le HLM des fans de Renaud