N° 38, février 1984
UN DISQUE À LOS ANGELES, L’INAUGURATION DE LA NOUVELLE SALLE DE LA VILLETTE, UN CIRÉ DE MARIN À LA PLACE DU CUIR DES BANLIEUES…
— Un nouvel album enregistré à Los Angeles, Renaud à la radio, Renaud à la télé, et des affiches depuis deux mois pour annoncer ton spectacle au Parc de la Villette où tu inaugures la nouvelle salle. C’est la grande rentrée Renaud?
— C’est la première fois que je joue vingt jours de suite à Paris dans une salle aussi importante et comme le spectacle a été acheté par un producteur, il a sorti la grosse artillerie pour ne pas perdre de blé. 3 700 places ! il faut remplir, et encore on a choisi la plus petite jauge, il y a une possibilité de 5 700 places. La scène est dans les mêmes proportions et je ne suis pas large d’épaules, alors j’ai meublé derrière moi. En plus j’arrive, je me plante derrière le micro, je me plante derrière ma guitare et basta ! Alors il faut que les autres bougent, qu’ils soient eux spectaculaires, puisque je ne
suis pas une bête de scène. Mais c’est un peu l’escalade, la sono énorme, les éclairages, les musiciens, et maintenant des choristes comme sur le disque, même un quatuor à cordes pour en agacer certains et amuser les autres. Moi j’aime aussi chanter des trucs comme La Teigne en m’accompagnant tout seul à la gratte. C’est difficile de faire de la chanson et du spectacle en même temps. Il y a quatre ans à Bobino je faisais une première partie musette et une seconde partie un peu plus rock. C’était une bonne formule, et puis j’adore Bobino, ce genre de salle music-hall avec les fauteuils rouges et le balcon, tu vois le regard des spectateurs au dernier rang (j’exagère un peu !). Je vais d’ailleurs recommencer ça, jouer là-bas pendant quatre mois avec juste une contrebasse, un accordéon et deux guitaristes. Mon prochain disque sera enregistré aussi selon cette formule si toutes les nouvelles chansons le permettent.
— Tu n’es pas content de ton dernier disque ? Pourquoi avoir enregistré à Los Angeles avec des musiciens américains ?
— Je ne suis pas vraiment déçu mais je ne renouvellerai pas l’expérience. J’avais passé quinze jours aux States, deux ans avant, et je m’étais bien éclaté. J’avais envie d’y retourner avec des potes et d’enregistrer dans une ambiance « vacances », assez décontractée. En fait je me suis fait chier et mes potes se sont éclatés. Le disque coûtait cher et je me suis astreint à être là tout le temps : cinq semaines bloqué en studio. J’ai même assisté au mixage alors qu’en principe je viens juste avant la prise définitive pour rajouter un peu de voix ou d’accordéon. Et puis il y avait une ambiance bizarre, c’est des requins efficaces mais très durs. Il y a toujours un mec du syndicat payé comme un musicien pour surveiller ce qui se passe. Je voulais voir une fois pour toutes si le son, les studios, les musiciens, c’était aussi bien que ça. En fait, ils ont les mêmes micros, tout pareil mais une autre façon de travailler. plus sérieuse. Ce que j’ai gagné au niveau du son, je l’ai perdu en éclaterie. Le disque est mieux réalisé mais manque de fantaisie, et la fantaisie ne tient pas seulement à ce que j’écris. Le prochain sera enregistré à Paris.
— Au studio Ramsès et pour Polydor ?
— Pour la maison de disques je ne sais pas encore. C’est la fin du contrat chez Polydor et on m’a fait des propositions intéressantes par ailleurs. C’est la lutte, et comme il y a la Villette, j’ai préféré retarder les négociations. On verra dans six mois. De toute façon, le prochain album sort dans un an et demi. J’enregistrerai sûrement chez Ramsès et pas parce que c’est moins cher. Ramsès c’est une façon de travailler très décontracte qui me convient, on est entre potes et mes arrangeurs bossent là. J’ai toujours fait des disques peu coûteux par rapport aux ventes, c’est pour ça que je n’avais pas de scrupules à me faire offrir, pour une fois, une production américaine. Il y a une grande distance entre
ce que j’écris et ce qui est enregistré. HLM par exemple n’était qu’une chanson à trois temps style moyenâgeux, écoute ce que c’est devenu. Il n’y a pas longtemps que j’ai de bons arrangements.
Sur les premiers disques c’était une vraie catastrophe, on me collait des gens qui faisaient n’importe quoi et je ne pouvais pas intervenir, je ne connais pas une note de musique et je suis nul à la guitare. Genre trois arpèges à la main droite et dix accords à la main gauche, en plus je ne travaille jamais l’instrument. Alors heureusement que j’ai de bons arrangeurs !
— Comment as-tu commencé à composer des chansons en t’accompagnant avec une guitare ?
— Les influences ont été très diverses. Je ne suis pas spécialiste d’une seule musique. J’ai beaucoup écouté le classique comme le musette, Brassens ou les yéyés. A dix- huit ans, j’ai eu ma grande époque baba, Jefferson Airplane, les groupes californiens (…)
(…) sauf des poèmes d’adolescent tourmenté genre : « Y a-t-il une vie avant la mort ? etc. ». J’ai piqué la guitare espagnole à ma grande sœur, une gratte de merde à vingt sacs qu’elle avait eue à Noël et qu’elle n’avait jamais utilisée, et je me suis mis à composer.
— Tu parles de ta sœur, dans quel milieu familial as-tu grandi?
— Je raconte ça à chaque interview depuis sept ans. Je suis né dans un milieu assez difficile à définir, je ne suis ni un fils à papa ni issue du luppenprolétariat. J’ai passé toute mon enfance t mon adolescence à Paris, Porte d’Orléans. Mon père était écrivain jusque dans les années 50 : des romans et, après la guerre, des polars sous un pseudonyme américain, c’était la mode. Ensuite, employé par Hachette, la pieuvre, il a écrit des livres pour enfants, à la commande. Après avoir rencontré ma mère, il s’est trouvé un poste de prof d’allemand dans un lycée. Ma mère restait à la maison : il y avait du boulot avec six gosses ! J’ai pas été un enfant gâté, sinon d’amour et d’affection, je n’ai jamais crevé de faim mais ce n’était pas l’opulence. Mon père est de vieille souche protestante, originaire de la région de Montpellier. Des écrivains, des pasteurs, des intellectuels, bourgeois pas très riches, surtout des profs. Mon arrière grand-père paternel était prof de grec en Sorbonne. Du côté de ma mère c’est chtimi : des mineurs. Mon arrière grand-père maternel est descendu à la mine à treize and, à vingt ans il travaillait chez Renault à Paris, et en 1917 il est parti en Russie. C’est un vieil anarcho-stalinien, parfois un peu réac. A la maison, il y avait deux cultures, mon père n’écoutait qu’un seul chanteur, Brassens, du classique, un peu de jazz genre Ellington, c’est tout. Ma mère écoutait plutôt – en douce – Piaf, Chevalier, et du musette, en cachette. Je dois à ma mère le goût de l’accordéon et à mon père le fait que j’en joue. En tout cas que je fasse de la musique. Je dois aussi à mon père le goût pour le Ricard et à ma mère le goût pour la bière…
SON PÈRE N’EST PAS UN CÉLÈBRE MÉDECIN DE NEUILLY. S’IL N’A PAS FAIT DE PRISON, IL Y A CHANTÉ. EN GUISE DE FOULARD, IL PORTE LE KEFIA PALESTINIEN. QUANT AU PC…
Il y avait une bibliothèque, mais je n’ai jamais rien lu. Je dévorais Spirou, Tintin et Astérix et mes seules connaissances littéraires se bornaient aux trucs chiants et obligatoires du lycée : Rousseau et Voltaire. J’ai réellement commencé à lire quand j’ai arrêté mes études vers dix-sept, dix-huit ans.
J’ai bossé dans une librairie pendant deux ans et rattrapé le temps perdu : Tout Bruant, tout Maupassant. Un livre me plaisait… Je lisais l’œuvre complète de l’auteur. Après la librairie j’ai fait tout plein de petits boulots : barman, plongeur, représentant, n’importe quoi. Vers 1972/1973 je fréquentais un bistrot à Montparnasse et je suis devenu ami avec les cuirs, les loulous du coin. J’ai commencé à parler et à m’habiller comme eux.
— Le blouson de cuir et le verlan sont eu peu ton image de marque, ton look ?
— Chacun choisit son look. Quand j’ai eu mon premier cuir, je me suis senti bien dedans, plus fort, plus baraqué, un cow-boy. J’avais l’impression de faire peur aux bourgeois, d’appartenir à une classe ou plutôt à une race, d’être un rebelle.
— Et pourquoi le kefia autour du cou?
— D’abord, parce que ça tient chaud. J’avais besoin d’une écharpe pour protéger mes cordes vocales, ça caille à Paris ! Bien sûr je n’ai pas choisi n’importe laquelle, celle-ci c’est l’écharpe du peuple palestinien. Je ne suis pas un usurpateur comme on l’a dit. C’est pour ça que les mecs de banlieue m’apprécient. Je m’intéresse à eux, même s’il est vrai que je suis surtout un témoin. Je n’ai pas vécu les mêmes galères et je ne suis pas fondamentalement de la même race. Tant qu’il s’agissait de se saouler la gueule dans les bistrots, de foutre la merde et de partir dans certains délires ça allait, mais dès qu’il fallait franchir le pas qui mène à la cabane je disais halte à tout. Même bourré il y avait une barrière que je ne pouvais franchir. Je ne suis pas aussi fou, aussi désespéré que les mecs qui n’ont pas peur de la prison. Je n’ai jamais eu envie de finir la nuit à Fleury. Mon milieu familial était stable, je pouvais rentrer chez
mes parents à six heures du matin, me taper un sandwich, prendre un polar et aller me coucher. J’ai chanté la banlieue parce que ces gens m’intéressent, et puis je ne vois pas ce que j’aurais pu chanter d’autre… Enfin si, sur le dernier disque il y a des choses beaucoup plus personnelles, mais si j’en juge par la tournée de cet été, ça les touche aussi.
— Ton public s’est beaucoup élargi avec ces nouvelles chansons. Est-ce que tu sais qui vient à tes concerts ?
— Au départ j’ai chanté pour les copains de bistrot, ensuite les spectateurs des cabarets et des théâtres parisiens: le Théâtre du Marais, la Cour des Miracles, l’Abbaye, l’Echelle de Jacob. Je chantais des trucs à moi et un peu de répertoire musette pour la manche. A l’époque je jouais avec un accordéoniste et un autre guitariste quand ça marchait pas trop mal. C’est à partir du Théâtre de la Ville, en 1979, que j’ai eu un véritable orchestre sur scène. Maintenant tout le monde me dit que mon public s’est élargi, je ne sais pas exactement, on verra à la Villette.
— Pourquoi refuses-tu de chanter à la fête de l’Huma ?
— Ils me détestent et de toute façon je ne veux pas créditer des gens qui ont une telle attitude en Afghanistan et dans les pays de l’Est. J’ai chanté il y a longtemps dans les fêtes coco, en province. Je me disais que les gens étalent venus pour la fête et qu’ils n’étaient pas plus coco que moi. Et puis, le Parti a commencé à me descendre à cause d’une chanson : Ous que j’ai mis mon flingue ? On s’est fâché à mort, ils m’ont décrété « ennemi de la classe ouvrière ». Tu peux de dire : « Je suis artiste, je fais mon métier, peu importe qui m’emploie ». Mais de temps en temps il faut quand même faire des choix. Ou alors le mec qui accepte de jouer à la fête de l’Huma doit accepter de jouer pour les partis de droite. Moi je défends d’autres trucs, comme je peux. Par exemple, jouer dans les prisons. Je suis prêt à recommencer si les aumôniers ou les éducateurs me contactent. Bien sûr il faut que ça tombe dans une période où c’est possible : pas au moment d’une tournée quand tous les musiciens sont partis. Bref, je préfère jouer gratis pour Médecins sans Frontières, que de toucher dix briques pour la fête d’un parti politique, de gauche ou de droite.
— Tu écoutes beaucoup de musique en ce moment ?
— Un peu la télé, un peu la radio, surtout la bande FM, des trucs comme 95.2 et NRJ, et puis quelques disques. En ce moment Bob Dylan, Bonnie Tyler et Kim Wilde. Mais je vais chez le disquaire une fois tous les deux ans et là c’était il y a quinze jours. C’est les trois albums que j’ai achetés, maintenant je vais les écouter jusqu’à ce qu’ils soient complètement usés. En France, j’adore Higelin, c’est le plus grand, le plus fou ; mais j’aime aussi Cabrel (il suffit d’écouter mon dernier disque pour s’en rendre compte), Lavilliers (du moins ses chansons), j’aimais bien Capdevielle (…)
Source : Guitare et Claviers