Journal inconnu, avril 1988
Mistral gagnant, son précédent album, s’achevait sur Fatigué, une chansons testimoniale dans laquelle Renaud exprimait tout à la fois sa colère et sa lassitude, voire sa résignation devant l’acharnement imbécile que met l’humanité à s’autodétruire. Partout du sang et des larmes… Un terrible mais ô combien réaliste constat. Mais terrible déchirure et terrible désillusion aussi pour un idéaliste que de se sentir soudain impuissant face à tant d’horreurs…
Et trois ans après, ce Putain de camion nous ramène un Renaud toujours à la limite du K.-O. debout. Il est vrai que depuis 1985, il a encore encaissé pas mal de coups au moral, aux espoirs ou à la tendresse. Pas mal de gnons, dont un dévastateur uppercut au cœur : la mort de son pote Coluche, le parrain de Lolita, sa petite fille, sa dernière bouée de sauvetage…
Animal blessé
Alors, de sauvagement offensive et expansive qu’elle était il y a quelques années, la révolte de Renaud s’est faite, petit à petit, plus rentrée, plus intime, plus sourde. Tel un animal blessé, ivre de tous les maux que s’inflige le monde, il s’est réfugié dans sa tanière, dans son fort intérieur, pour y lécher doucement ses plaies en attendant on ne sait plus quelle délivrance.
Mais attention, pas touche ! Ni à lui, ni à son petit, ni à sa famille ! Écorché, sonné, écœuré, peut-être, mais sûrement pas coulé ou suicidaire le Renaud ! Il n’a pas perdu ni ses griffes, ni ses crocs. Acide il était, acide il est resté. Il lui est …
Acide oui, toujours, comme à l’époque où il crachait cette ribambelle de chansons au vitriol dont il a le secret : Hexagone, Camarade bourgeois, Société tu ne m’auras pas, Les charognards, Où c’est que j’ai mis mon flingue ?, Peau aime, Dans mon HLM, Mon beauf, Étudiant, Déserteur ou Miss Maggie.
Aujourd’hui, elles ont noms Allongés sous les vagues, Socialiste, voire Jonathan (superbe hommage à Johnny Clegg). Et si elles se font un peu plus rares, elles n’en restent pas moins le fil conducteur de la carrière du chanteur, le fil rouge entre des idées et sa vie, le fil à découper sas contradictions et le filament de ses derniers rêves…
Coup de blues
Fatalisme désabusé, hélas oui ! Mais c’est qu’on l’y a forcé ! Ras-le-bol des grands combats collectifs torpillés par des arrivistes ! Plein le dos de porter la misère humaine sur ses épaules et d’être, en plus, chargé de mille et un procès d’intentions ! Marre de vingt ans de lutte des crasses ! Découragé, déçu, dégoûté, Renaud plonge maintenant de plus en plus sa plume dans la bile noire, alors qu’il n’y a pas si longtemps encore, il l’abreuvait d’encre rouge. Dans Triviale poursuite, un des merveilles de Putain de camion, il va même jusqu’à donner sa langue au chagrin…
D’épisodique à ses débuts (La bande à Lucien, Mimi l’ennui, J’ai la vie qui m’pique les yeux), cette tendance à narrer le gris du quotidien …
(Banlieue rouge, La blanche, P’tite conne, Morts les enfants) jusqu’à devenir une sorte de blues obsessionnel dans le dernier album (La mère à Titi, Triviale poursuite, Petite, Putain de camion …)
Mais comme il faut bien rigoler… Car il faut bien rigoler, NON ? Ou alors c’est à se flinguer avant (ou après…) d’avoir kalachnikover la moitié de la planète à la moindre lecture d’une colonne de faits divers. Donc, comme il FAUT bien rigoler, Renaud ouvre encore de temps en temps les vannes de sa gouaille naturelle et de son humour décapant. Dans le passé, cela nous a valu Germaine, Marche à l’ombre, Dès que le vent soufflera, Gérard Lambertou Le Retour de la Pépette. Aujourd’hui, voici l’hilarante Chanson dégueulasse, sans doute le tube le plus évident de Putain de camion.
Encore qu’il n’y ait, comme d’habitude, que l’embarras du choix parmi les douze magnifiques titres d’un album se hissant sans peine à la hauteur des légendaires Laisse Béton, Marche à l’ombre, Le retour de Gérard Lambert et Mistral gagnant.
La roue tourne. Le Renaud de 1988 n’est pas le même que celui de 1978 ou 1985? Ce qui ne veut pas dire qu’il ne l’est plus. Nuance. Car, comme les coquelicots qui ornent la pochette de Putain de camion, il refleurit chaque année différent, mais en appartenant toujours à la même espèce, la même famille, ma même race : celle des rebelles debout.
Source : Le HLM des Fans de Renaud