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« Boucan d’enfer » met fin à huit ans de silence de la plus belle des façons. Renaud a retrouvé sa voix d’enfant et ses textes d’antan. La fable de Docteur Renaud, Mister Renard est terrible mais semble connaître une fin heureuse.
Renaud ne décolle plus de la Closerie des Lilas, brasserie historique où, pendant des décennies, toute la littérature s’est donné rendez-vous. C’est là, à deux pas de chez lui, qu’il est minutieusement devenu « ivrogne » (son terme). C’est là, à sa table favorite et dans son attitude habituelle, qu’il s’est fait peindre pour la pochette de « Boucan d’enfer », l’album que plus personne n’espérait. C’est là aussi qu’il donne quelques entretiens, à la fois effrayants et encourageants. Car si Renaud a visité l’enfer, le boucan qu’il en ramène est un pur chef-d’œuvre.
Mais le jour de notre rencontre, son optimisme neuf était plombé par les résultats du premier tour des élections françaises.
« On dirait que les associations humanitaires et antiracistes ont bossé pour rien. Ça fait 25 ans que je milite à ma façon avec un message de fraternité. J’ai l’impression d’avoir chanté pour rien. Mais le désengagement présent dans Boucan d’enfer reflète une période de ma vie où j’étais totalement désabusé. Il suffit d’un événement comme celui-ci pour me réveiller et me donner envie d’utiliser mes concerts comme une tribune. »
La promotion n’a jamais été ton sport favori. Cette fois, tu devras en plus justifier une longue absence en détaillant de douloureux moments de vie privée. Cela te fait peur ?
Renaud Séchan. – Un peu. Je sais que je ne pourrai pas y échapper puisque ces chansons parlent beaucoup de moi. Mais c’était aussi le cas quand ma vie privée était heureuse. En interview, j’ai surtout la hantise de ne pas avoir le mot juste, celui que je trouve quand j’écris une chanson. Mais c’est aussi mon boulot de raconter ce le j’ai sur le cœur. J’ai écrit cinq chansons il y a cinq ans dont « Boucan d’en fer » et « Elle a vu le loup » que je jouais sur scène. Puis, j’ai retraversé une période sans inspiration. Jusqu’en octobre dernier, il y a eu cinq ans de vide absolu. La tournée de 200 concerts m’a donné du cœur à l’ouvrage, mais pas rendu l’inspiration. J’étais écœuré, par la politique, par ce monde agressif, ces conflits qui s’éternisent d’un bout à l’autre de la planète, fatigué d’être un porte-parole qui prend des coups. Je n’essayais même plus d’écrire. Je n’avais pas d’idée et pas d’envie.
Certains soirs de cette tournée, tu étais en petite forme.
R.S. – Je ne m’aimais pas. J’étais bouffi et j’avais les cordes vocales rongées par le tabac et l’alcool. Je n’ai jamais très bien chanté mais là, on se rendait compte combien je souffrais pour pousser ma voix. Heureusement, les gens sont très fidèles. J’ai eu de nombreux témoignages de cette compréhension.
Dans ce moment de vide, l’attente du public comptait encore ?
R.S. – Ma maison de disques m’a laissé en paix. Je sentais que mes amis et le public attendaient mais je m’en foutais un peu. J’avais fait mon boulot, pas mal, pendant 25 ans et je pensais avoir plus rien à dire. Mais comme je ne sais que chanter, je me demandais ce que j’allais devenir. Sans la musique, je m’étiole, alors me remettre à écrire fut le plus grand plaisir de ma carrière. Mettre le mot « fin » au bas d’une chanson et en être satisfait… C’est revenu d’un coup, de manière miraculeuse. J’ai écrit une douzaine de chansons d’octobre à décembre.
Tu as aujourd’hui retrouvé la maîtrise de ton écriture ?
R.S. – Mon style est un peu plus classique. Il n’y a quasiment plus d’argot. J’avais autrefois une patte plus populaire. Je suis très ému qu’on apprécie autant le nouvel album mais je préfère toujours « Mistral gagnant ».
Les musiques, tu les as laissées à Jean-Pierre Bucolo et Alain Lanty qui t’accompagnaient lors de la tournée intime.
R.S. – J’ai composé seul la majorité de mes cinq premiers albums mais j’ai de plus en plus de mal avec le temps qui passe. Je joue aussi mal de la guitare aujourd’hui qu’il y a 25 ans. Avec le peu d’accords que je connais, j’ai eu la chance d’écrire quelques belles mélodies (dont « Mistral gagnant ») mais forcément, la sève s’épuise. Je me répète. Je préférais me revendiquer auteur-compositeur mais je suis trop flemmard pour me donner du mal à apprendre le piano ou la guitare sérieusement. Alors, j’ai délégué à mes très proches qui étaient là quand je me suis remis à écrire mais aussi quand je n’écrivais pas… De toute façon, je suis d’abord auteur. La musique est un véhicule pour amener mes mots au public. Il y a 25 ans à Bobino, je disais : « Auteur par plaisir, compositeur par nécessité, chanteur par provocation ». C’est toujours le cas.
« Docteur Renaud, Mister Renard » explique qui t’est arrivé en faisant un parallèle avec Gainsbourg, Gainsbarre et donc il y a aussi une Jane Birkin dans ton histoire.
R.S. – Le parallèle correspond à la réalité mais, mes plus proches copains m’appellent vraiment Renard. Comme chez tout le monde, il y a toujours eu chez moi un côté enthousiaste et un côté désabusé, optimiste et pessimiste, de la joie de vivre et du cafard. J’ai noirci le tableau en riant de cette période de ma vie où je n’écrivais plus, où je buvais et où j’étais malheureux suite à ma séparation conjugale évoquée dans deux chansons (« Cœur perdu », « Boucan d’enfer »).
Tu as vraiment cru qu’il n’y aurait plus album de Renaud ?
R.S. – A la fin de la tournée, j’étais persuadé que je n’y arriverais pas. Je ne voyais pas ce qui allait redéclencher l’inspiration. Des copains m’ont filé des musiques pour tenter de susciter l’envie mais j’étais désespérément vide. La source était tarie, j’en étais persuadé.
Une idée de chanson te vient donc naturellement ou pas du tout. « Je vis caché », où tu t’en prends à beaucoup de monde, semble pourtant reprendre volontairement, comme un exercice, un ton et une forme habituels chez toi.
R.S. – J’écris sans rechercher de veine particulière mais en tentant de toucher les gens. J’ai heureusement encore quelques sujets d’énervement. « Je vis caché » correspond aux années que je venais de vivre éloigné des caméras, des micros, des mouvements humanitaires ou politiques. Je suis resté entre les quatre murs de mon bistrot.
C’est ce bar, la Closerie des Lilas, où les noms des écrivains qui l’ont fréquenté sont inscrits sur les tables, qui t’a donné l’idée de « Mon bistrot préféré » ?
R.S. – Non. Depuis des années, dans mes coups de cafard, je repensais à tous ceux que j’ai aimés et que j’ai perdus ou que j’ai aimés sans les connaître. Ce n’est pas quelque chose qui ces dernières années a contribué à me donner la pêche, mais je les réunissais dans un bistrot imaginaire, mon panthéon personnel. Je regrette d’avoir oublié beaucoup de monde comme Barbara, Mouloudji, Jean-Roger Caussimon.
Axelle Red est bien vivante sur le duo « Manhattan-Kaboul ».
R.S. – J’ai pensé immédiatement à elle quand j’ai écrit ce texte masculin/féminin. Depuis quatre ou cinq ans, c’est ma chanteuse francophone préférée. Elle a du charme, des textes sympas, un univers musical. Sa voix est belle et touchante.
En revanche, BHL n’est pas à l’honneur dans « L’Entarté ».
R.S. – Le personnage sur-médiatisé de Bernard-Henri Lévy m’agace, sa façon de vouloir nous imposer son prêt-à-penser, son politiquement correct, ce besoin d’être un personnage qui compte dans la marche du monde. Je le trouve prétentieux, imbu de lui-même et manquant d’humour. Mais son avocat, qui a exigé le texte avant la sortie de l’album, m’a dit qu’il avait trouvé ça drôle, il serait donc beau joueur. L’entarteur Noël Godin, j’aurais peut-être dû éviter de le citer. Il a un côté anarchiste de droite que je trouve pas blanc-blanc. L’entartage est un acte assez violent mais quand il touche BHL ou le maître du monde Bill Gâtes, cela fait rire. J’ai voulu faire une chanson qui mette les rieurs de mon côté. Je le regrette un petit peu car je suis une âme sensible. (Rire.)
« Corsic’armes » fait allusion à quelqu’un de précis sans le nommer.
R.S. – C’est François Santoni. Depuis janvier, il fréquentait le même bar que moi et il a été assassiné en août. Il m’aimait bien et m’a invité quelques fois à sa table. Le personnage était captivant. Il parlait de la question corse, des conflits avec l’Etat français ou entre bandes rivales. Un chat ne retrouverait pas ses petits dans ces histoires. Dans la chanson, je parle de la beauté de la Corse mais aussi de la violence à laquelle il était lié. A sa mort, on a beaucoup parlé de pratiques mafieuses. Je m’interroge sur son parcours mais en même temps, à travers lui, je rends hommage aux Corses insoumis qui luttent pour faire reconnaître leurs différences face au jacobinisme parisien, face aux spéculateurs qui veulent faire de l’île une nouvelle Côte d’Azur.
« Baltique » rend hommage au chien de Mitterrand ou encore une fois à son maître ?
R.S. – L’idée était de rendre hommage aux animaux, aux chiens en particulier, à celui-là en l’occurrence et à travers lui, à Mitterrand. Moi aussi, je l’ai beaucoup aimé. Je me mets à la place du chien mais je ne lui ai jamais léché la main. J’ai attaqué Mitterrand quelquefois, soutenu souvent et aimé toujours. Beaucoup d’individus se complaisent à cracher sur son cercueil, je le défends avec d’autant plus d’acharnement.
Dans « Tout arrêter », tu envisages d’abandonner Les Restos du cœur. Ça semble impossible.
R.S. – C’est une chanson sur mon époque de désespoir, quand je voulais renoncer à toutes mes passions. J’aurais pu aussi dire que j’arrêtais la pêche et la BD. Je n’ai pas encore recommencé mais, petit à petit, j’y reviendrai. Je suis en période de renaissance depuis que j’ai recommencé à écrire et que j’ai arrêté de boire. Enfin… que je ne suis plus un ivrogne.
Tes proches, ta famille, ta fille, ton ex-femme n’ont pas essayé de t’aider à sortir de cet alcoolisme ?
R.S. – Bien sûr. Je savais qu’ils avaient raison, je savais que j’étais une épave mais j’étais tellement intoxiqué physiquement que je ne pouvais pas suivre leurs conseils.
Comme si rien n’avait changé, l’album est, comme les autres, dédié à Dominique et Lolita.
R.S. – Elles m’ont soutenu pendant ces années noires et, de me voir dans cet état, elles ont souffert autant que moi. J’ai commencé à boire et à me détruire bien avant la séparation. Je ne vis plus sous le même toit que mon épouse mais on s’aime toujours. On n’efface pas comme ça 25 ans de vie commune.
Dans « Mal barrés », tu ne prédis pas un avenir radieux à un jeune couple. Par contre, dans « Petit pédé », « seul l’amour guérit tous les maux ».
R.S. – Je crois encore à l’amour mais je ne crois plus au couple. Les gamins qui se roulent des pelles dans la rue, j’ai du mal à les imaginer toujours amoureux 30 ans plus tard. Mon père et ma mère s’aiment depuis 60 ans mais c’est une autre génération. Autour de moi, je ne connais pas de couple qui ait résisté à 20 ans de vie commune. C’est mon destin de faire des chansons pas très optimistes. Ça me plombe un peu mais, en même temps, ça fait du bien de les défendre devant un public qui partage les mêmes idées et les mêmes chagrins que vous. Quand je chantais Boucan d’enfer en tournée, je voyais des larmes dans les yeux de certains. C’est émouvant aussi de voir quelqu’un qu’on aime parler sur scène de sa souffrance. Mon chagrin les renvoyait au leur. C’est la magie de la musique et de la poésie.
Depuis les années 70, tu pointes les défauts de la société. Tu as quand même l’impression que le monde évolue positivement ?
R.S. – Négativement. La preuve dans le premier tour des présidentielles. Il y a vingt ans, il était inimaginable qu’un parti d’extrême droite soit un jour au second tour. Le pire est encore à venir. L’attentat du onze septembre, la guerre au Proche-Orient, rien ne donne des raisons d’espérer. Mais si j’en crois ma fille, 21 ans, allée manifester contre Le Pen, j’ai plutôt confiance en la jeunesse.
LES VERS ET L’ALCOOL
A ceux qui trouvent l’alcool romantique et source d’inspiration, Renaud apporte ce terrible démenti, effrayant et admirable de sincérité, une sincérité très loin des conventions du show-biz.
« Je me levais à 11h30 me disant ‘Vivement que j’aie terminé ma toilette pour aller en bas attaquer’. Je vomissais tous les matins en me lavant les dents. Je n’avais même plus de gueule de bois, celle que j’ai toujours connue quand je faisais des excès. Par contre, j’avais des problèmes neurologiques, des fourmillements dans les bras et les jambes. A 11h45, j’allais vomir mon premier Ricard tant j’avais le foie pourri. De midi à minuit, j’en buvais un litre. Je passais de longues heures seul mais très souvent, j’étais avec des copains ou mon frère aîné qui habite avec moi. J’ai l’alcool triste, pas agressif mais parfois, je détonnais dans cet établissement sélect en m’endormant sur mon verre. Un garçon venait me taper sur l’épaule : « Monsieur Renaud ». Je rentrais en titubant et je m’écroulais dans l’escalier. Je ne m’aimais tellement plus que je ne comprenais pas qu’on puisse m’applaudir. Je n’avais plus envie d’être aimé mais au contraire rejeté.
Les analyses montraient que les cellules du foie étaient détruites. J’étais dans la zone rouge. Encore deux ans et j’avais une cirrhose, irréversible. J’étais dans un processus d’autodestruction et je n’en avais rien à foutre. J’étais bouffi par l’alcool. J’avais pris 10 kg qui se manifestaient essentiellement sur les joues et sur le ventre. En cinq ans, je suis allé cinq fois dans une clinique de désintoxication pour décrocher. Quatre fois, j’ai rechuté dans les huit jours. La dernière a été la bonne. Je n’en pouvais plus d’être mal physiquement. Tout-Paris disait que je ne passerais pas l’hiver. Je ne pouvais plus me voir dans la glace, détruit par l’alcool. Ma fille me posait un ultimatum :« Si tu continues à boire, je veux plus te voir ».
Mais j’ai finalement réussi à écrire des chansons et il fallait que je les enregistre. Début janvier, je suis parti directement de la clinique au studio à Bruxelles. Je voulais refaire mon métier sérieusement. L’alcool pourrissait ma voix. Si je continuais, je savais ne pas pouvoir défendre mon disque sur scène et je n’aurais pas le courage d’aller dans une émission télé avec 10 kg de trop. Pendant trois mois, j’ai bu trois litres de flotte par jour. Depuis trois mois, je m’autorise le soir quelques bières en mangeant. Je pense que je pourrai m’accrocher à ces résultats. »
Jean-Luc Cambier
Source : Le HLM des Fans de Renaud