Évariste : « Mai 68 : un coup de jeune dans la société »

Je chante ! Magazine

No 3 nouvelle série, septembre 2008

Spécial Mai 68

Après de nombreuses échanges au téléphone et par mail, rendez-vous est pris avec Évariste vendredi 9 mai 2008. L’interview, près de deux heures, se déroule dans l’enceinte du Ministère de la Recherche, rue Descartes, à quelques mètres du cabaret La Méthode, aujourd’hui reconverti en café-restaurant.

Fondateur du Réseau Associatif de Chercheurs Indépendants (RACHI), Joël Sternheimer (son vrai nom) ne dissocie pas vraiment sa carrière de chanteur de ses travaux scientifiques qui lui ont valu le prix Philips en 1999. Ses recherches l’ont amené à identifier les sources moléculaires de l’inspiration musicale : « Sous les parti­cules, la musique ! », en somme. Découverte dont les applications touchent à la médecine.

Parmi les quelques anciens numéros de la revue que nous lui présentons, celui consacré à Jacques Higelin attire son attention. Question de circonstance : « Avez- vous croisé Higelin en mai 68 ? »

« Non. je l’ai connu un peu après les événements. Je me souviens de son fils Arthur qui chantait : « Tu n’as pas le choix, mardi 23, quai n° 3… » C’est une chanson qui me donne toujours des frissons parce que c’est précisément le mardi 23 novembre 1943 que le convoi qui emportait mon père est arrivé à Auschwitz… »

Évariste est né dans l’Ain, le 31 janvier 1943, dans un château abritant des résistants. Son père est arrêté à la suite d’une dénonciation. Lorsque l’on vient pour arrêter le reste de la famille, sa mère, prévoyante, les fait partir par une porte dérobée… « C’est ce qu’on m’a raconté : j’avais juste quelques mois, je sortais de mon bain et il aurait suffi que je crie pour que tout le monde y passe… Donc, c’est comme ça que je suis là ! »

JE CHANTE MAGAZINE.— Comment vous retrouve-t-on chanteur en 1966 ?

ÉVARISTE.— Je suis d’abord allé à l’école à Montluel, puis au lycée, où j’étais très bon. J’ai même fait un devoir de maths… en vers ! À la fin de mes études, alors que je démarrais ma licence, un professeur m’a proposé de me prendre avec lui en thèse si je passais ma licence. J’ai donc passé ma thèse en 1966 et tout de suite après, j’ai été invité à l’université de Princeton, aux États-Unis, pour être l’assistant du professeur Eugene Paul Wigner, un grand spécialiste de la théorie des groupes qui avait obtenu le prix Nobel de physique trois ans auparavant.

Fin août 66, je m’embarque sur le France pour une traversée de quelques jours. À l’arrivée à Princeton, j’apprends que le poste d’as­sistant qui m’était promis a été supprimé suite à des réorganisations de crédits. On me propose alors autre chose mais, pour cause de désaccord, je démissionne de ce poste sans trop savoir ce que j’allais faire… Un professeur de Princeton d’origine française, qui se tenait au courant de ce qui se passait en France, me dit : « Tu as les cheveux longs, pourquoi ne fais-tu pas un disque comme Antoine ? Tu seras indépendant et tu pourras poursuivre tes recherches… »

Je me suis alors acheté une guitare au Princeton University Store et je suis allé essayer de chanter quelques trucs dans un cabaret de New York, à Washington Square, au Gerde’s Folk City, là où Bob Dylan avait débuté ! Je chantais en français et le patron m’a dit : « Il y a quelque chose… Il faut continuer… »

Vous l’avez écouté ?

Pendant ces escapades, j’avais manqué deux ou trois séminaires à l’lnstitute for Advanced Study… Lorsque j’y suis retourné, le profes­seur Robert Oppenheimer avait remarqué mes absences et j’ai dû lui faire part de mes difficultés à Princeton et de mon souhait de devenir indépendant… Il m’a répondu : « Si vous avez un moyen pour être indépendant, faites-le ! Si j’avais votre âge aujourd’hui, c’est ce que je ferais. » J’étais impressionné ! Oppenheimer était quand même le « père » de la bombe atomique et de ce qu’on appelle la « Big Science »… Je me souviens encore de la date : le 22 novembre 1966. Par la suite, j’ai interprété son insistance comme étant le remords d’Hiroshima…

Bien que n’ayant travaillé que quelques jours au poste d’assistant, l’université de Princeton m’avait payé mes deux premiers mois, et j’ai pu retourner à Paris pour les vacances de Noël avec une autre idée en tête… Grâce à un ami, Jean-Pierre Bernier, je passe une audition chez Disc’AZ devant Gérard Woog qui a une réaction mitigée : « D’habitude, je sais tout de suite, mais là, je ne sais pas… On va aller voir Lucien… » Nous sommes donc allés voir Lucien Morisse qui s’est emballé et m’a immédiatement fait un contrat. À l’époque, il existait une certaine rivalité entre Vogue et AZ et Lucien Morisse a sauté sur l’occasion ! On a enregistré un premier disque qui a été prêt en quelques jours. L’intro du Calcul intégral s’inspirait de celle de la version du Déserteur de Peter, Paul and Mary. La chanson, où il y avait plein de petites allusions de potaches, a eu un succès considérable et j’ai pris ça comme un encouragement à conti­nuer, sauf que je ne comprenais pas très bien ce qui se passait…

Votre nom d’artiste, vous l’aviez trouvé à ce moment-là ?

En 1966, à Normale-Sup où j’allais très souvent déjeuner, un ami normalien qui savait que je voulais chanter m’a suggéré de prendre le nom d’Évariste. Clin d’œil à Évariste Galois, un mathématicien mort en duel pendant les événements de 1830 et dont le travail n’a été compris qu’en 1848.

Vous aviez déjà écrit des chansons avant d’envisager d’enregistrer des disques ?

Depuis mon adolescence, j’écrivais des poèmes et c’est lorsque les magnétophones à cassettes sont apparus que j’ai commencé à faire des chansons en m’enregistrant car je ne savais pas écrire la musique…

La chanson Si j’ai les cheveux longs, c’est pour pas m’enrhumer, atchoum !, c’est un clin d’œil à Antoine…

Bien sûr, mais dans Le calcul intégral, il y a aussi une allusion à Antoine… que je n’ai jamais rencontré. Je lui ai parlé au téléphone pour la première fois il y a une dizaine d’années… Je lui ai simplement dit : « Merci d’avoir fait ce que tu as fait : ça m’a permis d’être devenu indépendant ! »

Sur ce disque, Michel Colombier avait fait un très bon travail d’arrangeur. Il y avait Eddy Louiss à l’orgue, Francis Darizcuren et Jimenez aux guitares. L’un deux avait pris ma guitare et tapait dessus pour obtenir ce son particulier de percussion… C’est un disque qui a été enregistré à toute vitesse, pendant les vacances de Noël, fin décembre 66, début janvier 67.

Le disque a été un succès et, de retour aux États-Unis, j’ai vu débarquer la télévision, Paris Match, plein de médias, des journaux américains aussi.

Aux États-Unis, pour protester contre la suppression de postes à l’université de Princeton, une manif avait été organisée à New York le 15 avril 1967. Pete Seeger, qui avait lu les journaux, m’avait demandé de venir y chanter Le Déserteur de Boris Vian, en français, et dans la version initiale (« Monsieur le Président… »). Je me souviens très bien de ce 15 avril où nous étions tous les deux sur une voiture sonorisée qui parcourait la manifestation entre Central Park et la Place des Nations Unies, c’était une immense manif… Martin Luther King était là.

Je ne savais pas — je l’ai appris après — que les postes d’assistants à l’université de Princeton étaient financés par la Département de la Défense américain… Donc, j’avais été déserteur sans le savoir ! Surtout, je ne savais pas que le Département de la Défense avait contacté plusieurs physiciens de Princeton pour leur demander des conseils sur la conduite de la guerre au Vietnam et s’ils pouvaient proposer des armes nouvelles qui permettraient de se substituer aux bombardements massifs du Nord-Vietnam…

Bref, le refus de Eugene Paul Wigner m’a évité d’être complice sans le savoir de l’utilisation de bombes à sous-munitions (BASM) pendant la guerre du Vietnam… Et grâce à mes droits d’auteur, mes travaux dans la recherche m’ont permis de découvrir tout à fait autre chose que les scientifiques qui étaient financés par les crédits militaires…

Après ce premier disque, vous aviez fait de la scène ?

Oui, pas mal. Des premières parties de Claude François, de Sacha Distel… À vrai dire, je ne savais pas jouer de la guitare, je ne savais même pas ce qu’était une tonalité… L’orchestre de quatre jeunes qui m’accompagnait s’appelait Les Logarythmes !

Vous avez enregistré un deuxième disque…

Oui, mais il n’a pas été aussi réussi que le premier, bien qu’il y avait une jolie chanson, Ma mie, que j’ai reprise plus tard dans le spectacle Je ne veux pas mourir idiot… Ce disque était ce que les Anglo-saxons appellent un follow-up alors que le premier était un cri ! Il faut dire aussi que j’étais un peu désorienté et que je ne savais pas trop où j’allais et ce que j’allais faire à Paris…

On a employé le mot de canular pour situer vos chansons. Vous êtes d’accord avec le terme ?

Oui, on peut dire que la chanson Le calcul intégral était une forme de canular… avec toutefois le sérieux qu’il peut y avoir derrière un canular ! Disons un canular à la Boris Vian. J’ai même vu sur un blog des gens se demander ce qu’il y avait derrière cette phrase !

On en arrive à Mai 68… À quel moment avez-vous senti qu’il allait se passer quelque chose ? Dès le 22 mars ?

Avant. En janvier 68, j’avais écrit une chanson dont le leitmotiv « Que dalle, que dalle, que dalle… » rimait avec « Calcul intégral » et « Campagnes électorales »… C’était une chanson de désabusé dans le style de l’Ecclésiaste (« Vanité… tout n’est que vanité ! »)…

Vous ne l’avez pas enregistrée ?

Non, uniquement pour moi, sur une cassette. J’ai réutilisé la mélodie pour écrire plus tard Je ne veux
pas mourir idiot.
Pour répondre à votre précédente question, j’attendais ces événements, je me posais

vraiment de grandes questions à ce moment-là… C’était de l’ordre du ressenti. On peut dire qu’il y avait la mélodie mais pas les paroles…

Quand il y a eu Mai 68, je m’y suis reconnu d’autant plus que j’avais vécu la même chose aux États-Unis et que j’y retrouvais le même sens profond. Et, déjà, je faisais un peu vaguement le lien avec la science.

J’ai participé aux manifs, j’étais très actif à la Sorbonne occupée. C’est là que j’ai rencontré un certain nombre de gens comme Sarkis Cazenave, qui avait fondé le groupe Gavroche avec Biaise Recoing, auquel a très vite adhéré le jeune Renaud Séchan, tout juste 16 ans, qui était là, avec son père… Je me souviens que le père de Renaud était très admiratif devant son prodige de gamin ! J’avais écrit une chanson, La Révolution, et au CRAC (Comité Révolutionnaire d’Action Culturelle), personne ne savait taper à la machine… excepté Renaud qui s’est proposé de me taper à la machine le texte de La Révolution… C’est en voyant le texte tapé qu’il s’est dit qu’il pouvait en faire autant et il a aussitôt écrit sa première chanson qu’il avait appelée Crève, salope ! Je dois dire qu’il a fait mieux depuis !

La pochette du 45 tours mentionne la participation du Comité Gavroche dans les chœurs… Renaud a donc peut-être chanté sur ce disque ?…

Je ne me souviens plus très bien, mais peut-être était-il présent à la séance d’enregistrement.

Au fait, ce 45 tours a été enregistré où ?

Au studio Europa-Sonor. J’étais alors sous contrat chez AZ et je me suis rendu à Europe 1 pour demander à Lucien Morisse si je pouvais enregistrer ces chansons… Vous imaginez la réaction de la direction : « On ne peut tout de même pas enregistrer ça… Avec tout ce qui se passe, ce n’est pas possible ! »

Il faut dire qu’Europe 1 avait joué un rôle important dans les événements. Tout le monde se souvient du fameux échange entre Jacques Paoli et son reporter en direct de la rue Gay-Lussac, au cours de la fameuse nuit des barricades : « Jacques Paoli, les CRS sont en train de viser les fenêtres des appartements… — Mais non, vérifiez vos informations ! Êtes-vous sûr que ce ne sont pas des grenades qui ont dévié de leur trajectoire ? » ! Les directs sur Europe 1 et sur RTL ont eu un très grand impact sur la population, et le pouvoir a bien compris l’importance de la radio puisque, deux semaines plus tard, il a interdit les voitures-téléphones. Ce qui fait que les reporters étaient obligés de couvrir les événements en télé­phonant d’un café ou chez un particulier. La grande différence, c’est qu’ils n’étaient plus dans la rue…

A Europe 1, Lucien Morisse a pris l’initiative de débloquer des taxis pour évacuer les blessés. C’est une élève de Jacques Monod, Jacqueline London, qui a alerté la station : « La Sorbonne est ouverte pour accueillir les blessés… » C’était un coup de culot. Europe 1 a immédiatement diffusé l’information et les infirmiers ont convergé vers la Sorbonne dont les portes se sont alors ouvertes pour accueillir les blessés… C’est une des raisons qui ont fait qu’il n’y a pas eu de morts dans la nuit du 10 au 11 mai 68… Il y a eu aussi l’attitude mesurée du préfet Grimaud et de Cohn-Bendit. Maurice Grimaud n’était pas Maurice Papon et Daniel Cohn-Bendit a eu une attitude de chef stratège à ce moment-là, il a su gagner une autorité et être écouté. C’est probablement la conjonction de ces choses-là, plus l’initiative de Jacqueline London et de Lucien Morisse qui a permis d’éviter des morts la nuit des barricades de la rue Gay-Lussac.


Article du Canard Enchaîné du 21 août 1968.

Le pavé à l’oreille

Evariste et le C.R.A.C. (Comité Révolutionnaire d’Agitation Culturelle) vien­nent de lancer un disque intitulé « La Révolution » et « C’est la faute à Nan­terre ». Un vrai pavé contre la société de consomma­tion… Et pour illustrer les paroles, le disque, réalisé en autogestion, est mis en vente à 3 F. La moitié du prix ha­bituel d’un disque de mê­me format.

Dépêchez-vous donc de l’acheter avant qu’il ne soit saisi. (S’adresser 15, rue Soufflot, 2e étage, Paris-5e ou bien écrire : S.N.E.-S.U.P., 28, rue Monsieur-le-Prince, Paris-5e).


Vous y étiez à cette fameuse nuit des barricades ?

Le 10 mai au soir, j’ai reçu plusieurs appels anonymes sur lesquels j’ai eu des soupçons mais pas de confirmation de la part de la personne qui a toujours nié… Ces appels répétés disaient : « Monsieur Évariste, je me trouve dans l’immeuble en face, vous êtes assis sur votre lit, il y a une petite lampe et je vous vois avec un fusil à lunettes… Si vous bougez, je vous descends… » Je ne savais pas quoi faire… Donc, je n’ai pas vécu la nuit des barricades. Pour ce qui est de l’auteur de ces appels, je soupçonne… Paul-Loup Sulitzer. Je le connaissais, il savait déguiser sa voix et aimait faire des blagues au téléphone. Mais il a toujours nié. C’était peut-être quelqu’un d’autre, mais, en tout cas, pas quelqu’un qui me voulait du mal… Quelqu’un qui avait compris que j’étais inconscient du danger et que je pouvais risquer ma vie en allant sur les barricades. Ce qui était vrai.

Donc, Lucien Morisse n’a pas voulu sortir le disque La Révolution sur son label AZ ?

Non, mais il y avait sa raison et son cœur… Dans le bureau de Lucien Morisse se trouvait un de ses collaborateurs d’Europe 1, Michel Brillé, qui m’a demandé ce que j’allais mettre sur la face 2. J’ai répondu que j’avais bien une petite idée qui commencerait par : « Je suis tombé par terre / C’est la faute à Nanterre… ». Et c’est lui qui a répondu, du tac au tac : « Le nez dans le ruisseau / C’est la faute à Grimaud… » Et la chanson est partie de là !

Dans un livre qui vient de paraître, Un cabaret rue Mouffetard (L’Harmattan, 2007), Christian Stalla prétend que c’est Lucien Morisse qui a, en douce, entièrement financé l’enregistrement et la fabrication du disque…

Ce n’est pas tout à fait exact… Le rôle qu’a joué Lucien Morisse a été le suivant : il n’a pas sorti un sou de sa poche, mais il a appelé la société de pressage qui fabriquait les disques AZ pour demander que l’on me consente les mêmes tarifs préférentiels… Je payais donc mes disques à l’unité comme si j’en avais pressé dix mille d’un coup. Ce qui a permis de les sortir en petite quantité et de les diffuser de façon militante, à 3 francs le 45 tours… C’est ça le coup de pouce de Lucien Morisse et c’est en fait plus important que s’il avait financé le 45 tours.


Article d’André Bercoff dans L’Express du 7-13 juin 1971.

DISQUES

Les guérilleros du microsillon

Vendredi dernier, à la 17e Chambre correctionnelle de Paris, la chanteuse Dominique Grange, militante maoïste, était jugée pour « incitation au meurtre et au pillage ». Elle avait, en effet, écrit il y a un an, dans le mensuel gauchiste « L’Idiot international » : « Il faut faire vengeance nous-mêmes. Patrons, c’est la guerre. » Officieusement, il semble que son « Chant des nouveaux parti­sans » soit l’un des motifs de l’incul­pation. Disque peut-être moins révo­lutionnaire par son contenu que dans sa forme : il s’agit, en effet, d’une des premières productions « parallèles » françaises, entièrement fabriquées en marge des circuits industriels.

Barricades. L’underground du disque se devait de naître sur les barricades de mai 1968. Mathématicien et chan­teur, Evariste, 28 ans. compose « La Révolution » et « C’est la faute à Nanterre » ; il les propose à diverses maisons de disques, sans succès. C’est alors la décision de fabriquer un 45 tours en « autogestion » : pour l’en­registrement, la location du studio, le cachet des musiciens, la gravure, le pressage, la pochette, on ne paiera pas un centime ; tout le monde accepte d’être remboursé sur les ventes futures. Prix de « La Révolution » : 3 Francs, au lieu de 7 Francs pour un 45 tours normal.

La diffusion ? Passant outre au refus des disquaires, elle se fait militante, véhiculée par les gauchistes nostalgi­ques, les maisons de jeunes, quelques syndicalistes compréhensifs, et, à Paris, les librairies La Commune et Le Monde libertaire : 40 000 exemplaires vendus en quelques mois. Un score appréciable.

Depuis janvier, les tentatives « paral­lèles » se multiplient : Thierry Freedom, Jean Edouard, les Barricadiers chantent la Commune : un 33 tours sur le festi­val folklorique de Lambesc est vendu à 10 Francs. Des chanteurs comme Henri Gougaud et Colette Magny songent à emprunter, eux aussi, ces sentiers peu battus.

Poursuites. « Il n’y a aucune légis­lation concernant le disque « parallèle ». dit Evariste. On m’a fait cependant comprendre que l’on considérait ma tentative comme relevant de la « pro­duction occasionnelle » et que, par conséquent, tout nouvel essai serait passible de poursuites. Dominique Grange est d’ailleurs la seule à avoir fait deux disques en autogestion. On le lui fait bien voir… »

Interdits à la radio et sur le petit écran, les guérilleros du microsillon s’en vont régulièrement chanter à tra­vers la France des lycéens et des mili­tants. Et constatent que leurs disques, mystérieusement, les précèdent. Par­tout.

ANDRE BERCOFF ■


Le disque était vendu au Quartier latin ?

Ce qui a lancé le disque a été, paradoxalement, une note de service de Maurice Siegel à Europe 1 précisant que ce 45 tours était interdit de diffusion sur les ondes de sa radio… Alors que les autres stations l’interdisaient… mais ne le disaient pas ! Du coup, ceux qui apprenaient son interdiction se sont précipités pour l’acheter : pratiquement tout le personnel d’Europe 1 ! Quant à Michel Legrand, il en a acheté 50 d’un coup ! La carrière de ce disque a démarré comme ça. Ensuite, le SNE-Sup et l’UNEF ont accepté de le mettre en vente et il y a eu cet article du Canard Enchaîné, le seul de la presse à signaler son existence… On pouvait aussi le trouver chez Chanteclair, un magasin de disques situé en haut du boulevard Saint-Michel. Là, il s’en est vendu plus d’un millier d’exemplaires ! Claude Confortés a été l’un de ceux qui l’ont acheté chez Chanteclair.

Comment s’est déroulé l’enregistrement de La Révolution ?

Les musiciens ont accepté de fonctionner en autogestion. Même le studio nous a fait des facilités, en acceptant d’être payé sur les ventes. Guy Boyer, qui joue de l’orgue dans La faute à Nanterre, ne m’a envoyé sa facture que quelques temps après ! Bref, ce disque a été fait dans l’enthousiasme de Mai 68… Dans les chœurs du Comité Gavroche, il y avait Sarkis Cazenave et son frère Luc.

Moustaki était dans le studio. Est-ce qu’il s’est joint aux chœurs ? C’est possible. Jacques Dorfmann est venu chanter dans les chœurs de La Révolution. Quant à Blind Lemon, c’était le nom d’un groupe dont on entend le guitariste sur La faute à Nanterre.

Beaucoup parmi ceux qui ont participé à ce disque ont demandé à ce qu’ils ne soient pas mentionnés sur la pochette… Seuls Jacques Dorfmann et Blind Lemon ont tenu à être cités. Dans le but de me « protéger » disaient-ils, pour que je ne sois pas le seul « responsable » de ce disque… Dans La Révolution, il avait été prévu qu’Ivry Gitlis vienne jouer du violon sur un passage instrumental. Mais il y a renoncé à la dernière minute et sa partie de violon a été remplacée par de l’orgue. À la fin de la séance, il m’a raccompagné chez moi dans sa belle voiture en m’expliquant qu’il craignait, en tant qu’étranger, d’avoir des problèmes…

Un petit détail « historique » : vous m’aviez dit au téléphone que dans les chœurs de La faute à Nanterre, il y avait notamment Jean-François Michael qui, à l’époque, s’appelait encore Yves Roze…

Pour moi, Yves Roze était le frère de Janine Roze, une jeune femme qui s’occupait de Leny Escudero, lequel est venu à ma demande chanter à la Sorbonne. J’ai connu Janine Roze et donc son frère Yves à ce moment-là… Au moment du mixage de La faute à Nanterre, Jean-François Michael, Yves Roze donc, est passé dans le studio et m’a dit : « Je vais te faire quelque chose, tu vas voir ! » Et il a improvisé cette voix, comme Roger Bourdin avait improvisé sa partie de flûte dans II est cinq heures, Paris s’éveille de Dutronc, quelques mois auparavant, et qui lui donne tout son charme…

Dans La Révolution, c’est vous qui faites les deux voix, celle du père et celle de l’adolescent ?

Oui. À partir de deux enregistrements, on a fait un montage avec les couplets de l’un et les refrains de l’autre avant d’arriver à la bonne version. Entre la première, sortie en 68, et une autre plus définitive, publiée en 69, il y a eu en tout six versions numérotées que l’on peut considérer comme des versions alternatives. Et c’est la dernière qui a été la bonne.


Je ne veux pas mourir idiot

Parmi ceux qui occupaient la Sorbonne se trouvait Yannick Trevidy, le cousin du dessinateur Georges Wolinski. Par son intermédiaire, j’ai fait entendre à Wolinski une maquette de La Révolution chantée à la guitare et je lui ai demandé s’il voulait dessiner la pochette… Il a été emballé et m’a fait la pochette de ce 45 tours.

C’est parce qu’il y avait cette pochette de Wolinski que Claude Confortès — qui travaillait déjà avec lui sur un projet de pièce de théâtre sur les événements de mai 68 qui devait s’appeler Avec vous, tout devient clair — m’a contacté. Il fallait intégrer ces deux chansons — La Révolution et La faute à Nanterre — et en composer d’autres, sur des textes de Wolinski, notamment l’un d’entre eux qui s’appelait Je ne veux pas mourir idiot…

J’ai alors repensé à une chanson écrite en janvier 68 (« Que dalle… ») dont la musique collait parfaitement au texte de Je ne veux pas mourir idiot. La chanson a donné son titre à la pièce et, du coup, ça a lancé la phrase qui a été utilisée à toutes les sauces…

La pièce a démarré au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers dirigé par Jack Ralite. Il y a eu trois premières représenta­tions les 24, 25 et 26 octobre 1968. Le 26 octobre, c’était aussi… la Saint Évariste et je me souviens d’une grande banderole sur laquelle était écrit : « Bonne fête, Évariste ! » Le troisième soir, on a refusé 500 personnes !

Je ne veux pas mourir idiot a ensuite été repris au Théâtre des Arts. Hermine Karagheuz, qui avait créé le rôle féminin, a été remplacée pendant quelques semaines par Martine Ulmer puis Dominique Grange a pris le relais et elle venue apporter ses propres chansons.

Quarante ans après, ce sont nos chansons de 68, à Dominique et moi, qui servent encore d’illustration sonore dans les docu­mentaires sur Mai 68.

On a arrêté Je ne veux pas mourir idiot en plein succès, en janvier 1969, pour ne pas tomber dans la routine. Puis il y a eu Je ne pense qu’à ça sur le même principe : des dessins de Wolinski et des chansons que j’avais faites. Cette deuxième pièce a un peu capitalisé le succès de la première.

L’enregistrement du spectacle avait été réalisé par Louisette Confortés, la femme de Claude Confortés, sur un magnéto­phone amateur le 17 janvier 1969. Pathé Marconi a racheté la bande et a publié le 33 tours avec cette superbe pochette dessinée par Wolinski.

Je me souviens que la veille, des élèves d’une école de dessin industriel étaient venus voir la pièce et que le lendemain ils s’étaient mis en grève contre leur patron… Ce jour-là, nous avions un groupe d’une cinquantaine de personnes du Crédit Lyonnais. Et dans l’improvisa­tion que je faisais toujours à la fin, j’ai interpellé les gens du Crédit Lyonnais : « Maintenant, c’est à votre tour de vous mettre en grève ! » Ils étaient contents que l’on parle d’eux et certains m’ont proposé de me ramener chez moi. Dans la voiture, j’étais assis à côté d’Arlette Laguiller qui conduisait… Et c’est ce groupe, qui a déclenché quelques temps après la fameuse grève du Crédit Lyonnais. C’était leur réponse à mon appel…

Propos recueillis par R. B.

Au verso du 30 cm sorti au début de l’été 1969, Claude Confortés présente l’enregistrement public de Je ne veux pas mourir idiot.

« Je suis allé trouver Wolinski pour lui demander s’il était d’accord pour que nous écrivions ensemble une pièce à partir de ses dessins de L’Enragé. (…)

Tout a été improvisé, imaginé comme ça au jour le jour. Nous avons recom­mencé trois fois la pièce avec les acteurs. Le canevas de départ est devenu une sorte de pièce-dossier avec des personnages qui se sont imposés au fil des répétitions comme les archétypes d’une commedia dell’arte de notre temps. (…)

L’humour tonique, simple, féroce et effi­cace de Wolinski, qui se retrouve tout le long de la pièce, accessible à tous les publics, soulève des vagues de rire et fait de Je ne veux pas mourir idiot un succès populaire total. (…) Sans que nous l’ayons vraiment désiré, cette pièce a incontesta­blement pris valeur de document vivant. »

•     30 cm Pathé Marconi 2 C 054-10331 (non réédité à ce jour).

•     En 1988, Claude Confortés et Nicolas Erréra ont remonté la pièce aux Bouffes du Nord, avec Jean-Pierre Bisson et Pascal Bongard (DVD chez LCJ).


Elle est déposée à la SACEM ?

Oui, mais jamais éditée, donc propriété de l’auteur, ce qui fait que j’ai plus de droits dessus.

Le disque est sorti précisément quand ? À la rentrée 68 ?

Non, tout de suite après les événements et je me souviens que très vite les autorités s’en sont préoccupées… Au mois de juillet, une jeune fille, Evelyne Dickstein, qui le vendait boulevard Saint- Michel, a été interpellée par la police… Elle n’y était pour rien et il a fallu faire quelque chose. Par le biais de relations, Michel Alliot — le premier époux de Michèle Alliot-Marie —, chef de cabinet d’Edgar Faure en juillet 68, est intervenu pour qu’on n’ennuie pas cette jeune fille qui n’y était pour rien. Elle a donc été relaxée, la justice ayant considéré que la vente de ce disque pouvait être assimilée à une distribution de tracts occasionnelle. Ça rentrait dans cette caté­gorie et donc on avait le droit de le faire.

Vous avez eu un procès l’année suivante ?

Non, pas moi, mais Dominique Grange. Pour son premier 45 tours, elle avait suivi la même filière de « vente directe » que moi, nos deux 45 tours ayant été les premiers disques auto-produits et auto-distribués… Mais c’est lorsqu’elle a sorti son second 45 tours avec Les nouveaux partisans que Dominique a eu des ennuis. On l’a accusée d’incitation à la haine et à la violence mais, en réalité, c’est par rapport à la juridiction dont je vous parlais. Avec ce deuxième disque, elle avait franchi l’accord tacite qui était de considérer ça comme un truc occasionnel. L’article de L’Express explique bien les choses.

Cet article cite plusieurs artistes, notamment un certain Thierry Freedom…

Oui, et aussi Jean Édouard avec sa chanson Versaillais, Les Barricadiers… Dans ce groupe, il y avait notamment Vania Adrien-Sens et Annick, une jeune fille à la voix très particulière, qui n’est plus là… Dans leurs enregistrements, les choses n’étaient pas très en place mais il y a un charme et une fougue…

Jean Édouard n’était pas très content que Les Barricadiers enregistrent Versaillais avant lui et sans le prévenir, mais il ne leur a pas fait de procès, contrairement à ce qui a parfois été raconté, et ils sont devenus très bons amis… Les Barricadiers avaient fait une très légère modification dans le texte de Jean Édouard en remplaçant la phrase « Fusillez le corps d’une révolution » par « Fusillez le cœur d’une révolution ». J’avais trouvé cela plus fort, cela faisait aussi référence au film de Marcel Carné, Les Visiteurs du soir, qui se termine avec le cœur de la statue qui continue de battre… La version folk des Barricadiers était finalement meilleure.

Jean Édouard a réalisé un CD sur les chansons de Mai 68, auquel j’ai participé en chantant Je ne veux pas mourir idiot avec Bielka. On retrouvera les chansons que l’on chantait en 68 : La Révolution, La faute à Nanterre, Versaillais, Ah ! le joli mois de mai à Paris…

Justement, cette chanson était sortie sur un 45 tours anonyme chez Polydor. Vous savez de qui elle est ?

Ah oui, la musique est de Kirjuhel — qui s’appelait Jean-Frédéric Brassard à l’époque. Quant aux paroles, elles ont été écrites collectivement. Le nouvel enregistrement est meilleur que l’original qui était un peu trop « militaire »… C’est une superbe chanson, un joli texte avec une jolie mélodie. C’était bien l’esprit de Mai.

Qui en étaient les interprètes regroupés dans le collectif Le Comité d’Action du Théâtre de l’Épée de Bois ?

C’était toute une bande regroupée autour de Vania Adrien-Sens et de Kirjuhel…

Votre disque suivant, c’est le 45 tours avec Reviens, Dany, reviens ?

La chanson Reviens Dany, reviens avait été écrite en 68 quand Krivine et Rousset étaient en prison. La version qui figure sur le 45 tours avait été enregistrée à l’Alliance Française en 1970 par Pathé Marconi mais elle est restée inédite. C’est seulement en 1975 que j’ai pu récupérer la bande pour la sortir à compte d’auteur sur un 45 tours qui porte la référence CRAC 002, huit ans après La Révolution !

En 1975, l’interdiction de séjour de Cohn-Bendit courait toujours… Je trouvais qu’ils y allaient fort et j’ai pris le risque de faire un deuxième disque, un follow-up. Comme je l’écris au verso de la pochette, « ce disque a été tiré le 7 mai 1975 en réponse au refus de M. Poniatowski, Saint-Éloi de Giscard d’Estaing, de laisser rentrer Dany Cohn-Bendit en France, même pour quelques heures (et malgré tout ce qu’ils lui doivent !). »

Dans son livre, Christian Stalla raconte une anecdote très amusante lors de mon passage à une émission de Danièle Gilbert ! J’y avais été invité suite à un article de Roland Bacri paru dans Le Canard Enchaîné, où il disait que la seule chanson tendre du tour de chant de l’Alliance Française était la chanson Reviens, Dany. Ce qui m’a donné l’idée de la chanter lorsqu’on m’a demandé si j’avais une chanson sentimentale dans mon répertoire… Ce n’était pas méchant de piéger Danièle Gilbert, c’était rigolo… Mais ça donne quand même la mesure du sentiment d’autocensure et de peur qui régnait encore à l’époque… Daniel Cohn-Bendit a été autorisé à rentrer en France en 1978, mais en 1975, il faisait encore peur. J’ai sorti ce 45 tours en deux fois 500 exemplaires qui ont été vendus en deux galas ! À l’époque du premier disque, lorsque je faisais des galas, je vendais 300 disques à chaque fois ! Mais le second est beaucoup plus rare.

La face B, L’amour et la Révolution, date aussi de 1970. Je l’avais écrite après avoir visionné les rushes d’un film de Jean-Pierre Prévost, Jupiter, auquel j’avais participé. De retour chez moi, j’ai improvisé une mélodie et j’ai enregistré la chanson d’une seule prise. C’est cette prise qui figure sur la face B du 45 tours.

Pour Reviens Dany, reviens, il est mentionné : « Paroles d’Évariste, d’après un air du folklore »…

C’est une chanson anglaise, Goodbye Jimmy, goodbye, dont la version enregistrée par Kathy Linden avait été classée au hit-parade Billboard en 1959. J’avais simplement repris la mélodie.

Ce 45 tours est donc votre dernier disque ?

Oui. Peu après, Line et Willy ont enregistré deux de mes chansons : Je voudrais bien que tu me fasses un enfant et Rose, co-écrite avec Sarkis Cazenave.

Retournons en mai 68… Quelle était l’ambiance à la Sorbonne occupée ? Une ambiance de kermesse ?

Je vais répondre à la question en commentant La faute à Nanterre… Bien longtemps après, voulant savoir quelle était la source de mon inspiration et ce qu’il y avait dans cette chanson, je suis tombé pile sur la DHEA, la fameuse hormone de jouvence… Mai 68, c’était vraiment ça : un coup de jeune dans la société. Sans le savoir, c’est ce que j’avais capté…

Au niveau musical, il y avait probablement l’influence d’autres chansons aux mélodies un peu voisines… Je me suis aperçu après coup de la parenté avec une chanson de Tom Lehrer [auteur- compositeur-interprète américain… et aussi mathématicien ! voir article sur Wikipedia USA] et également avec le succès de Phil Spector enregistré par le trio les Teddy Bears en 1959, To know him is to love him… Quant à La Révolution, il y avait dans cette chanson des facteurs de coagulation sanguine, comme dans beaucoup de chants révolutionnaires…

Vous avez cru au « Grand Soir » ?

Je me souviens avoir plutôt comparé Mai 68 à la sortie d’Égypte… En tout cas à quelque chose qui portait en soi ses propres lois qui n’étaient pas formulées. J’ai très vite pensé qu’il fallait se garder de vouloir récupérer trop tôt cet événement et de vouloir donner une signification à ce genre de choses qui était nouveau par définition…

Ce que signifiait profondément cette histoire de jonction entre étudiants et ouvriers, c’était l’union de la théorie et de la pratique… Les plus rigoureux sur le plan théorique à l’époque étaient les situationnistes qui avaient développé une véritable réflexion sur la société du spectacle (« On dit tout de cette société sauf ce qu’elle est réellement : spectaculaire et marchande »).

À l’époque, il s’agissait d’autre chose que de la prise de pouvoir politique, il s’agissait de sortir d’un système. Ça aurait été mortel qu’une faction ait pris le pouvoir en 68 car c’était une révolution culturelle, pas une révolution du type 1917.

Avec le recul, ces slogans qui sont apparus en 68, c’est puissant tout de même…

Bien sûr, et je pense que c’est 40 ans après que l’on peut commencer à en parler. La référence à la sortie d’Égypte n’est pas fortuite : que s’est-il passé après la sortie d’Egypte ? Il y a eu les adorateurs du Veau d’Or. On a vu ça avec la nouvelle économie issue des idées de participation… Et d’une certaine façon, les idéolo­gies d’après-Mai, c’était aussi des notions de récupération.

Comment expliquez-vous que les 40 ans de Mai soient célébrés avec plus d’intérêt que les anniversaires précé­dents ?

C’est le temps de maturation. Et c’est maintenant que ça peut commencer à se traduire dans le concret. 40 ans après.■

Propos recueillis par Raoul Bellaïche le 9 mai 2008

 

Source : Je chante ! Magazine