Par Aurélia Vertaldi et Olivier Nuc
Publié , mis à jour
RENCONTRE – L’auteur de BD a dessiné les pochettes des premiers albums du chanteur dans un coffret qui célèbre leur complicité de longue date. Rencontre avec le créateur de Lucien dans son atelier parisien, peuplé de souvenirs et de fétiches.
Il faut s’aventurer dans le 15e arrondissement de Paris pour être accueilli par Lucien en personne. La silhouette du rocker vous contemple sur le flanc d’un immeuble sis en face de la dernière adresse de Georges Brassens. Comme un jeu de pistes, ceux-ci vous mènent quelques mètres plus loin dans un lieu hors du temps, baigné de lumière et de verdure, serti de maisons individuelles comme d’ateliers d’artistes. C’est au seuil d’un de ceux-ci que vous trouverez Frank Margerin, papa de Lucien depuis près de quarante-cinq ans.
À peine franchie la porte de ce véritable antre hanté par son propriétaire, un joyeux fatras vous saisit. Collection de fly-toxes, de disques, de figurines, de guitares, de bandes dessinées, d’armes en plastique, mobylette suspendue… L’esprit bohème de Margerin occupe l’espace depuis quarante ans. Notre regard est attiré par une couverture de magazine vintage représentant un bébé joufflu. «C’est moi!, lance-t-il, fier et attendri. À 3 mois, j’étais top-modèle. Ma mère avait une amie photographe qui avait flashé sur moi. J’ai orné des calendriers, illustré des publicités pour les biberons. Je figure dans les Paris Match des années 1950 », dit-il, amusé.
Débonnaire comme on l’imagine, accueillant comme peu d’autres, le jeune septuagénaire a le tutoiement facile et la confidence généreuse. La sortie d’un nouveau coffret regroupant les albums de Renaud première période, dont il a redessiné les pochettes, est le prétexte idéal à un échange aussi nourri qu’imprévisible, aussi touchant que drôle. «À l’arrivée de Lucien en 1979, j’étais déjà fan de Renaud», lâche-t-il d’emblée, en nous invitant à nous installer dans de confortables banquettes. «Comme tout le monde, je l’ai entendu à la radio, avec Laisse béton. C’était une BD chantée: le type qui arrive se fait dépouiller et ça, j’avais déjà commencé à le raconter dans mes histoires. Lucien et ses potes qui se font braquer, c’était dans l’air du temps. Renaud était comme un frère spirituel. Je me suis retrouvé dans son univers, ses mélodies. Tout ça me touchait », se souvient Frank Margerin.
«Fasciné par les rockers»
Avant de croquer son personnage fétiche. le dessinateur s’est cherché en s’essayant à d’autres esthétiques. «Avant, je faisais des extraterrestres parce que Métal Hurlant était un journal de science-fiction, mais ce n’était pas trop mon univers, donc j’ai fait mes petits rockers.» Le magazine a véhiculé toute l’effervescence artistique de l’après-Mai 68 et son bouillonnement, avec ses dessins qui témoignent du suprême délire graphique de l’époque. Corédacteur en chef avec Jean-Pierre Dionnet, Philippe Manœuvre, avant l’émission «Les Enfants du rock», l’a encouragé dans cette voie. «Quand il a vu mes petits rockers, il m’a dit: “Ah ouais, pas de problème.”»
Le personnage de Lucien s’épanouit et fait le succès de son auteur à mesure que Renaud installe sa galerie de blousons noirs et de petites frappes façon Gérard Lambert. Tous deux retracent l’esprit gentiment rebelle des faubourgs parisiens du tournant des décennies 1970-1980. «On avait vraiment beaucoup de points communs. Lui habitait dans les HLM de Paris sud, porte d’Orléans, et moi au nord, raconte Margerin. On était géographiquement à l’opposé, mais on allait dans les mêmes endroits, on aurait pu se croiser vingt fois. Mes parents étaient artistes. Son père était écrivain. » Tous deux nés en 1952, ces faux jumeaux auraient-ils été séparés au berceau? «Pas si simple.» Margerin avoue sans complexe avoir été à la traîne sur son engagement politique: «La grande différence entre nous, c’est qu’il était plus concerné par le militantisme ouvrier, qui venait du côté de sa mère. En 1968, alors qu’il montait son petit Comité Gavroche, je ne comprenais rien à ce qui se passait. Je voyais bien que c’était le chaos. J’étais surtout content qu’il n’y ait plus de lycée.»
Plus tard, aux Arts appliqués, Margerin forme un groupe de rock baptisé Los Crados. «J’étais fasciné par les rockers, les voyous qu’on appelait les blousons noirs.» La bande de copains, le rock, les virées à moto composent l’esprit de Lucien. «C’était une espèce de caricature de rocker, dans laquelle beaucoup de gens se sont reconnus.» S’il se définit à cette époque plus rêveur et friand de vadrouilles en combi Volkswagen déniché à Amsterdam, Margerin continue d’être assimilé à son personnage. «Les lecteurs de Lucien se sont identifiés à lui et ça a changé des choses chez eux. Certains sont devenus musiciens. On n’a pas ça avec Astérix. Je suis toujours invité à des manifestations rockabilly où les mecs ont tous la banane de Lucien, ils sont touchants. Ils pensent que je suis comme eux et ne m’imaginent pas tel que je suis.» Pourtant, dans les années 1980, Margerin s’illustrera au sein du groupe Dennis’ Twist, qui réunit la crème des auteurs de BD: Dodo, Denis Sire, Jean- Claude Denis et Vuillemin…
«J’aime bien fédérer des projets un peu rigolos. On avait monté un groupe pour jouer au Festival d’Angoulême. Après ce concert de reprises, on n’avait pas envie que ça s’arrête. Un jour, le mari d’une des choristes, producteur, nous a proposé de faire un disque. Tu dis que tu l’M a fait un carton au Top 50. On s’est retrouvé sur toutes les télés, mais ce n’était franchement pas la musique que j’aimais.» C’est à 47 ans que Margerin – percussionniste jusque-là – se mettra sérieusement à la guitare, qui continue de le passionner. Une Martin D-28 trône en majesté au côté d’une Fender Stratocaster représentant Jimi Hendrix dessiné par le grand Philippe Druillet.
«On était potes, à l’extérieur»
Deux monstres dans leurs domaines respectifs mais une différence de taille: la notoriété. Suffisante pour Margerin, Grand Prix au Festival d’Angoulême en 1992, heureux de mener une vie tranquille, de pouvoir déjeuner avec ses amis sans être sollicité. Écrasante pour Renaud, star de la chanson, obligé de vivre entouré d’une garde rapprochée : «Oui, il y a un décalage, même si je suis une star pour certains fans de Lucien.» C’est d’ailleurs cet écart qui les a privés d’une véritable intimité. «Il avait déjà développé une petite méfiance au début, il ne voulait pas trop inviter les gens chez lui. Donc on était potes, mais à l’extérieur.»
C’est dans leurs collaborations artistiques que leur complicité s’affirme. «On s’est rencontrés, on a fait une interview commune avec Jackie Berroyer, puis il m’a demandé de réaliser la pochette de la chanson pour l’Éthiopie, des Chanteurs sans frontières. Il y a aussi eu des petites commandes pour des affiches.» Il y a quelques années encore, à la demande du vrai jumeau de Renaud, David Séchan, Margerin s’est vu confier l’affiche de l’exposition de la Philharmonie de Paris consacrée au chanteur. «Il voulait que je croque les fameuses jambes arquées de Renaud.» Au printemps dernier, le frère rappelle le dessinateur pour un projet plus ambitieux : un coffret réunissant 6 albums studios et 3 albums live de Renaud. «Je me rendais à un festival en Belgique, j’ai commencé à cogiter dans le train et à dessiner des petits “crobards” teintés de rouge et de gris qui ont séduit Universal Music. J’étais content parce qu’ils avaient la matière, et pour moi, ça n’a pas été un travail de stakhanoviste.»
Illustrant avec acuité les chansons cultes des premières années de Renaud, les dessins semblent tout droit sortis de l’imagination du chanteur lui-même: «Ça pourrait être un carnet de croquis lui appartenant», se réjouit Margerin. Quarante-cinq ans après leurs débuts, Margerin, Lucien et Renaud se penchent avec tendresse sur une société révolue. Celle de la France post-baba cool encore insouciante et joyeuse, entre Banlieue rouge et Bananes métalliques. ■
Putain d’coffret (1975-1983),
12 LP (Universal Music).