J moins 30

Charlie Hebdo

N° 9, 26 août 1992

Renaud : Bille en tête

Oui mais non…

Hé ! Déconnez pas, les mecs ! J’vous signale qu’on n’a plus qu’un mois avant le référendum qui va changer notre vie. Mine de rien, le temps a passé, on s’était habitués à l’idée qu’on allait forcément voter NON, trop d’escrocs appelant à voter OUI, trop de financiers véreux, de politiques magouilleurs, de commer­çants malins et de technocrates crottés nous exhortant à dire OUI à ce traité de Maastricht qu’on n’a pas lu et que même si on l’avait lu on aurait bité que dalle, on s’était dit qu’une Europe qui trouve grâce aux yeux des socialos, de Chirac et de Giscard réunis, aux yeux de Kohl, Mitterrand, John Major et d’une dizaine d’autres monarques libéraux-socio-démocra­tes réunis, ça cachait des embrouilles pas forcément jolies-jolies pour les libertés des citoyens, on s’était inquiétés de ce consensus autour de ce traité signé par quatre États « socialis­tes » sur douze, les huit autres signataires étant des salauds de capitalistes, on était bien un peu mal à l’aise de savoir que Le Pen aussi disait NON mais on se consolait en se disant que son opposition à la guerre du Golfe ne nous avait pas gênés outre mesure pour dénoncer nous aussi la busherie (quoique…), on riait sous cape du NON des cocos qui de toute façon ne seront jamais contents tant qu’il restera un travailleur exploité (pis moi non plus), même s’y a de moins en moins de travailleurs tout court, on s’insultait avec les camarades de Lutte ouvrière qui appelaient à l’abstention, quitte à voir triompher le OUI, et surtout, au moment où, sûrs de nos convictions, on allait commencer à douter, l’appel au OUI lancé depuis la terrasse de chez Sénéquier à Saint-Tropez par quelques grabataires show-bizeux, au premier rang desquels Eddie Barclay et Johnny Hallyday, nous avait définitivement confortés au NIET, et voilà que je sais plus comment finir ma phrase, ça m’apprendra à pas me relire ! Bref, pour nous, c’était NON ! Et quand je dis « nous », ça fait du monde : moi, ma gonzesse qui veut rien savoir de la politique mais qui vote comme moi depuis tou­jours parce qu’elle m’aime, et pis ma petite grand-mère de quatre-vingt-douze ans qui, elle aussi, a toujours écouté son petit Nono aux élections, même qu’en mai 81 elle a pleuré à chaudes larmes quand la « gauche » est passée. Pas parce que Mitterrand avait été élu, mais parce que, m’avait-elle avoué dans un sanglot : « Depuis quinze ans que je vote comme tu me dis, c’est la première fois que je gagne ! »

Pour mes potes basques, la suppression des frontières en 1993, ça signifiait la suppression des postes de douane qu’on connaît (et qu’on évite au besoin) et leur remplacement par des brigades de douaniers volants, mobiles et surarmés, se déplaçant impunément de part et d’autre de la frontière jusqu’à soixante kilomètres à l’intérieur du Pays basque nord comme sud. Ça signifiait aussi des procédures d’extraditions de réfugiés encore plus expéditives, si cela est possible…

Non non, c’était NON I

Pour mes potes ours dans la vallée d’Aspe ça signifiait des décisions prises dans des buildings bruxellois par des technocrates, des marchands, des bétonneurs, des indus­triels allemands, espagnols, hollandais, voire anglais (quelle horreur), sur la nécessité d’une autoroute et d’un tunnel qui traverseraient leur territoire et massacreraient la vallée pour faire triompher les camions et les marchands de béton audimatophiles.

C’était un NON définitif, voire un « NON merci n’insistez pas ou c’est ma main sur la gueule ! »

Et puis voilà qu’à un mois de l’échéance quelques élé­ments nouveaux viennent ébranler le ciment de mes certitu­des, ciment il est vrai fragilisé par la relecture régulière des œuvres de Pierre Desproges et, accessoirement, par la peinture de Robert Ryman. D’abord, un copain de bistrot me dit que le traité de Maastricht c’est la terreur de l’Oncle Sam, que l’union économique et monétaire des Douze fait flipper l’éco­nomie américaine. Vous me connaissez. Je suis un peu gamin et farouchement anti-américain primaire, aussi, l’idée de voter OUI à cette Europe qui claquerait un peu le beignet aux maîtres du monde m’effleure. Ensuite, un autre pote me dit que le OUI c’est la paix en Europe assurée, que la suppression des frontières c’est la fin des nationalismes haineux, patriotards, que j’ai qu’à regarder ce qu’y s’passe dans les pays de l’Est pour comprendre ce que Maastricht entend nous éviter. Une seule et même grande nation européenne pour rejeter aux oubliettes les purificateurs ethniques de tout poil, qui plan­tent un drapeau sur chaque clocher, un barbelé sur chaque bout de terrain, au nom de l’histoire, la géographie, la culture, la race. Même si je ne suis pas sûr que cela soit aussi simple, l’argument me touche. Enfin, un rédacteur en chef de Charlie Hebdo me dit que les anti-Maastricht n’ont comme argument que la défense des chasses traditionnelles, de la corrida, que la peur de l’immigré (maghrébin, bien sûr, pas suédois…), et que s’associer à ces cons-là pour dire NON à une Europe qui de toute façon est déjà construite pour le grand profit des mar­chands et des banquiers, ça craint un peu.

Hier donc, j’étais parti pour voter OUI. Ma gonzesse aussi et pis ma grand-mère. Ce matin, la page du Libé enveloppant mon poisson de la veille et énumérant la liste des signataires de l’appel au OUI a fini de me convaincre. Entre voter NON comme Philippe de Villiers ou OUI comme Bedos, mon choix est fait.

Le 20 septembre, j’irai à la pêche.

  

P.-S. Un lecteur aurait-il la gentillesse de me prêter un bou­quin introuvable : les cent dix propositions des socialos parues avant 81. Je voudrais m’amuser à compter celles qui, douze ans après, furent réalisées. On ne rigole pas…

  

Source : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées)