Construire.ch
N° 21, 21 mai 2002
Après une trop longue absence et un passage à vide, Renaud nous revient avec un album qui va faire un «boucan d’enfer». Rencontre à Paris
Presque huit ans que Renaud ne nous avait plus offert d’album de chansons inédites: des lustres! Mais voilà, celle qu’il appelait sa princesse est partie il y a trois ans, provoquant une longue dépression. «On reconnaît le bonheur, paraît-il, au bruit qu’il fait quand il s’en va. (…) Le mien s’en est allé hier, après vingt berges de sous mon toit», chante Renaud aujourd’hui. Le bonheur, nous dit-il, quand il part, ça fait un Boucan d’enfer: titre de son album (voir plus bas). Sans fausse pudeur, il se raconte comme jamais il ne l’a fait dans sa carrière.
Renaud nous reçoit à la Closerie des Lilas, brasserie mythique du quartier de Montparnasse, à Paris. «Ma cantine», rigole-t-il. Il regarde la table ou son verre d’eau, fume beaucoup. A 50 ans, sa timidité n’est pas complètement domptée. Quand il relève la tête, ses yeux clairs et désabusés surgissent derrière ses cheveux paille. Renaud, paraît-il, n’aime pas beaucoup les interviews. Pourtant il prend le temps de trouver le mot juste, de s’expliquer (beaucoup), de sourire (un peu) et de s’indigner (en douceur). Avec une gentillesse et une courtoisie que son perfecto ne pourra jamais dissimuler.
Renaud, comment allez-vous?
Avec l’activité qui redémarre, avec – j’espère – l’amour du public que je vais retrouver, je reprends le dessus. Je suis devenu un triste buveur d’eau, mais j’espère que cela me permettra de sortir de ces années noires où je me suis étiolé au fond de mon bistrot. J’étais au fond du trou, dépressif, alcoolique, grand fumeur, grand consommateur d’antidépresseurs et d’anxiolytiques de toutes sortes. En pleine autodestruction.
Pourtant, entre 1999 et 2001, vous n’êtes pas resté inactif…
J’étais sur scène: une tournée intime sans nouvel album et sans promotion. Plus de 200 concerts et 250 000 spectateurs! Mais je n’étais pas bien physiquement. Je me détruisais au pastis et mes cordes vocales s’en sont ressenties. Pourtant, mon public était là, me comblant de bonheur et d’émotions. Un public indulgent, fidèle et amoureux.
Peut-on dire qu’il s’agissait d’une tournée thérapeutique?
Oui, le public m’a redonné confiance. Dans les mois qui ont suivi la tournée, je me suis d’ailleurs remis à écrire, ici, au bistrot. Une chanson, puis deux, puis trois. Avant, ma plume était asséchée. J’avais presque envie d’arrêter l’aventure.
Sur scène, parlez-vous de vos problèmes?
J’ai toujours beaucoup communiqué avec le public. J’essaie d’émouvoir, de faire rire, de provoquer. Quand j’évoquais ce que je traversais, apparemment, les gens étaient attentifs, intéressés. Mais une séparation est une souffrance pour les deux parties. La grande inégalité est que moi, je peux l’exprimer, m’en servir pour émouvoir, me sentir soutenu par un public.
«Une gonzesse de perdue, c’est dix copains qui r’viennent»?
(Il grimace) Je chante ça dans Manu. Mais avec le recul… Mes copains ont simplement été plus présents au moment où j’avais mal. Maintenant, ils sont ma première famille.
«Eh déconne pas Manu, y’a des larmes plein ta bière»: sur scène, le public vous identifiait-il à Manu?
Parfois. Quand je chantais: «Manu, va pas t’tailler les veines», des gamins criaient: «Eh Renaud, déconne pas, va pas t’tailler les veines.»
Peut-on dire que «Boucan d’enfer» est un album impudique?
Un peu sans doute, car les textes sont le reflet de cette époque dépressive. C’est sûrement l’album le plus personnel et introspectif de toute ma discographie.
Croyez-vous devoir des comptes à votre public?
Non, mais je préfère écrire des chansons d’amour vécues: les mots sont plus vrais, les émotions plus ressenties. Sinon, je n’ai pas besoin de me justifier. Mais quand on me demande ce que j’ai fait pendant sept ans, j’explique. Je n’ai aucun scrupule à raconter ma vie en long, en large et en travers. Alors je réponds simplement aux questions.
Dans «Le Loup», vous semblez regretter l’enfance de votre fille. Etes-vous nostalgique?
Je ne sais pas… J’ai toujours évoqué dans mes chansons les étapes de la vie de ma fille, qui est un peu ma muse. Là, je traite des premières amours physiques – «sans issues», comme disait Gainsbourg. J’ai écrit «Le Loup» lorsqu’elle avait 15 ans, elle en a aujourd’hui 22… et ce n’est pas sa chanson préférée (sourire). Elle est embarrassée. Mais si c’est joliment tourné, elle me pardonne tout.
L’album est plutôt introspectif, cela veut-il dire que vous êtes moins touché par le monde qui nous entoure?
Non, je suis toujours aussi énervé devant la misère et la violence. Mais j’ai moins envie d’aboyer, de prendre des positions définitives et péremptoires. Moins envie d’être en première ligne aussi. Avec l’âge, je n’ai plus les mêmes convictions. Peut-être ai-je un peu baissé les bras. Il m’arrive même de trouver toute forme d’engagement dérisoire et inutile… Mais il y a encore quelques coups de gueule et taillage de costard dans ce disque.
Pourquoi ne voulez-vous plus être un porte-drapeau?
Parce qu’on prend des coups en retour, et j’en ai pris pas mal. Je laisse la place aux jeunes générations – Zebda, Noir Désir, Akhenaton – qui ont envie d’exprimer leur colère ou leur indignation. Moi, je veux faire de jolies chansons, quel qu’en soit le sujet. Cette fois, c’est mon chagrin, mes doutes et mes désillusions qui m’ont inspiré.
Pourquoi avez-vous si peu écrit pour d’autres?
Les rares fois où j’ai essayé, cela n’a eu aucun retentissement. Et si j’ai une belle chanson, j’ai envie de la garder pour moi: j’en fais trop peu pour les distribuer… Mais je ne me sens pas capable d’écrire pour d’autres, car, d’une façon prétentieuse, je pensais avoir un langage qui m’était propre et donc difficilement adaptable à une autre personnalité.
Vous ne le pensez plus?
Depuis mes premiers albums, dans lesquels j’avais un univers poétique plus argotique, je pense que mon écriture s’est banalisée. Elle est devenue plus sobre. L’argot évolue et je ne vis plus dans la banlieue. Alors, à 50 balais, je ne vais pas faire croire que je parle comme un jeune. Et je ne vais pas chanter toute ma vie des histoires de mobylette ou de baston!
Quel genre de musique écoutez-vous?
Toujours les mêmes choses. Du classique et de la chanson française: Brassens, Cabrel, Souchon.
Quel regard portez-vous sur la nouvelle génération?
Il y a de tout, comme à chaque époque. Je suis un peu agacé par la vague des chanteuses dites à voix qui n’ont absolument rien à dire et sont aussi kitsch que les plus craignos des variétoches des années 70. Il y a aussi des petits auteurs-compositeurs pleins de talent, mais j’attends toujours la relève des Trenet, Brassens, Boris Vian, Gainsbourg. Et elle ne vient pas vite.
Dans «L’entarté», vous menacez de vous lancer dans l’attentat pâtissier. Quelles seront vos premières cibles?
(Sourire) Tous les preneurs de tête: hommes politiques, animateurs de télé ringardos, journalistes. Ce n’est pas le choix qui manque.
Qu’avez-vous contre les médias?
D’abord, je crains les projecteurs, les micros et les caméras. Et les médias sont souvent affligeants, faisant du bruit pour pas grand-chose et sombrant parfois dans la vulgarité et le tape-à-l’œil.
Mais je ne place pas tout le monde dans le même panier. Je n’ai rien contre les radios, mais j’en ai après les radios FM débiles qui nous gavent de publicité et de musique – toujours la même – au kilomètre. Je n’ai rien contre la télé, mais je n’aime pas les émissions de variétés minables qui fabriquent des vedettes en trois semaines. Je n’ai rien contre les philosophes qui veulent participer au brouhaha ambiant sur la misère du monde, mais je n’aime pas ceux qui se précipitent sur la première caméra qui traîne juste pour faire briller leur personnage…
De manière générale, je n’aime pas la société du spectacle. Je n’aime pas que tout se vende, que tout s’exploite. Que tout devienne produit.
Avez-vous pensé vous passer de promotion?
En 1988, j’avais coupé tous les ponts avec les médias, et j’ai perdu 50% du public de l’album précédent. Je ne souhaite pas à tout prix être le maillot jaune de la chanson française, mais quand je fais un album dont je suis plutôt satisfait, j’ai envie de dire qu’il existe, d’informer. Après, chacun est libre de l’aimer ou pas. Alors maintenant, je sélectionne, j’effectue un minimum de «service après-vente» en essayant d’être le moins envahissant possible.
Après la sortie de l’album, une tournée est-elle prévue?
Dès décembre, dans de grandes salles… en espérant les remplir! Beaucoup de musiciens, des décors pharaoniques: j’ai envie de revenir à un spectacle plus rock’n’roll. Les Zéniths ou les Palais des sports créent un côté grand-messe que j’aime bien.
Sur scène, quelles chansons vous réclame-t-on?
Les plus rebelles, comme Hexagone. Ce sont souvent des petits jeunes qui n’étaient pas nés quand je les ai écrites qui les demandent.
Et vos préférées?
Des chansons tendres, Mistral Gagnant, Morgane de toi, En Cloque.
«Mon cœur est à prendre», dites-vous dans votre dernier album. A qui s’adresse cette chanson?
Ah, Cœur perdu est ma préférée sur cet album. J’imagine qu’elle s’adresse à l’hypothétique prochaine personne qui voudrait partager ma vie. Mais ce n’est pas pour demain. Ce n’est pas dans l’agenda.
Propos recueillis par Renaud Michiels
A L’ECRAN
Renaud est actuellement à Toronto, sur le tournage de «Crime spree», une comédie policière de Brad Mirman («Highlander III»). C’est l’histoire de petits braqueurs français qui veulent faire un casse à Chicago. Une grande nouvelle, car on n’avait plus vu Renaud sur un grand écran depuis «Germinal». «C’est une expérience artistique et humaine intéressante. Cela m’amuse et m’intéresse, mais le cinéma ne sera jamais une priorité pour moi», confiait-il avant son départ.
Renaud partagera l’affiche avec Johnny Hallyday, Gérard Depardieu et Harvey Keitel! «Moi, je serai un tueur… sympathique.»
BOUCAN D’ENFER
«Boucan d’Enfer» (Virgin), sublimement illustré par le navigateur Titouan Lamazou, en vente dès le 28 mai.
«Toi tu me quittes sans rigoler (…) Les gens me parlent d’autre chose/ Y’en a pas un qui m’aid’ra à pleurer», chantait Renaud dans «Soleil immonde», sur un texte de Coluche. Presque vingt ans après, ces paroles ont une désagréable odeur de vécu. La majorité des titres de «Boucan d’Enfer» illustrent en effet ses amours défuntes, ses désillusions, son mal-être.
Bien sûr, les «nullos de la Bande FM», les «animateurs blaireaux», les «Loft Story» et autres «Star Academy» se prennent quelques coups de griffe. Bien sûr, un petit vieux de banlieue n’a comme trésor que son nain de jardin, et Bernard-Henri Lévy («La suffisance est son métier»…) n’en sort pas indemne. Bien sûr deux vies «pulvérisées sur l’autel de la violence éternelle» («Manhattan-Kaboul», un splendide duo avec Axelle Red) ou une ode au chien de Mitterrand nous prouvent que Renaud n’a pas passé sept ans à se regarder le nombril.
Mais avec «Cœur perdu», «Tout arrêter…», «Boucan d’Enfer» ou «Docteur Renaud, Mister Renard» (un autoportrait acide), ce sont les bleus à l’âme et au corps qui donnent leur teinte à l’album.
La voix n’est plus ce qu’elle était (trop de fumée est passée par là), mais les textes et les douces mélodies sont splendides. Résultat: un album un peu déprimant et infiniment touchant. Noir et lumineux à la fois.
Source : Le HLM des fans de Renaud