« Johnny je t’adore »

Préface de Renaud pour le livre « Johnny Clegg, la passion zoulou » de Philippe Conrath (mai 1988)

« Johnny je t’adore »

Un jour, mon régisseur sonorisateur débarque chez moi tout excité : il a découvert un chanteur fantastique, un Sud-Africain blanc qui joue avec des Noirs. « Tu vas voir, ça rappelle Dylan, me dit-il. C’est très folk. »  Il savait que, à part Springsteen, je suis un peu rétif au rock, que je reste très chanson française et passionné de folk. Je me suis rappelé avoir lu un truc dans Actuel sur un Zoulou blanc et j’ai compris qu’il s’agissait de ce type. Mais je n’avais pas un souvenir emballé de cet article. J’avais gardé l’image d’un clodo, d’un zonard. Mon copain m’a amené les cassettes de ce Johnny Clegg et j’ai tout de suite craqué. Dans une chanson, j’aime d’abord les textes. Même si c’est en anglais, j’essaie de traduire, et c’est pas rien ce qu’il raconte, en l’occurrence. La voix du type, ce mélange de rock et de sonorités africaines et surtout le son de sa guitare acoustique accordée à la manière zoulou, tout ça m’a complètement séduit.

Une demi-heure après, j’ai regardé la vidéo et j’ai vu sa dégaine, comment il dansait. Je n’aime pas la danse. Parce que la danse, c’est toujours sexuel et vu mon éducation protestante et puritaine, une femme qui danse, c’est une femme qui se donne. Il y a un côté exhibitionniste qui me gêne. Et j’ai découvert une danse guerrière ! Je n’avais pas réalisé au départ que ce côté guerrier annulait le côté sexuel. J’ai trouvé ça beau au niveau chorégraphique, avec cette violence, cette intensité que je n’avais jamais vues nulle part. Ce mélange visuel et musical m’a totalement emballé et j’ai voulu en savoir plus. C’était juste sa première venue en France au festival d’Angoulême, en mai 1986 et je croyais pouvoir jouer au mécène.

Je suis entré en contact avec son manager en France et je tenais absolument à faire quelque chose pour Johnny Clegg. Je me sers rarement de ma notoriété, mais j’avais l’espoir de jouer au père Noël et de produire son disque. Et j’ai appris qu’il avait déjà un producteur, qu’il avait aussi enregistré plusieurs albums et qu’il était distribué en France ! Je n’avais donc plus rien à apporter. Son manager m’a quand même proposé de faire une émission de télé en Afrique du Sud : ma popularité pourrait sans doute aider à monter l’opération. Moi, l’Afrique du Sud me faisait peur. Je suis très paranoïaque et pas du tout un voyageur. Je n’aime pas sortir des sentiers battus. Mais Les enfants du rock, l’émission d’Antenne 2, a sauté sur le projet et je me suis retrouvé là-bas avec toute une équipe.

J’étais inquiet parce qu’il était mentionné sur nos passeports qu’on ne devait pas filmer. Je me retrouvais dans un pays où la violence peut éclater à tout moment : je n’aime pas la violence, plus loin je m’en trouve, mieux je m’en porte. Je n’étais pas à l’aise non plus, car j’avais l’impression qu’on devait être surveillé : avec les caméras, on déplaçait beaucoup d’air. On n’a jamais eu de problème. Mais rien que de penser qu’il pouvait arriver quelque chose, sans que je sache ce que je risquais, me rendait très parano.

J’étais surtout soucieux parce que je me demandais comment j’allais interviewer ce mec que je ne connaissais pas. C’est un super musicien, moi non. Un type qui représente quelque chose au niveau de toute la nation sud-africaine, une personnalité extraordinaire. Comment allait-il recevoir ce petit saltimbanque parisien ? Comment les gens allaient-ils prendre la nouvelle lubie de Renaud se mettant à interviewer Johnny Clegg ? J’ai donc demandé à rester le plus effacé possible dans le reportage. J’étais gêné. En fait la productrice du film se servait de moi comme tremplin et ça a marché.

Le Johnny Clegg que j’ai découvert ne m’a ni déçu ni surpris. C’est un homme qui respire la générosité, la bonté, la chaleur. Son énergie est proprement stupéfiante : il fait son jogging le matin, part en répétition, joue plusieurs galas dans la journée, conduit le minibus, s’occupe des gens, fait la bouffe, passe deux heures au téléphone à dealer des contrats, voyage au bout du monde : il n’arrête pas une seconde, ne se repose jamais. Ça me fascine, parce que je suis un peu cossard.

Il a l’intelligence d’avoir choisi la musique pour lutter contre l’apartheid. Le courage aussi de s’exprimer dans ses chansons et dans les interviews, car il n’est pas à l’abri d’un détraqué blanc extrémiste ou d’une ratonnade. Il m’a beaucoup enrichi au niveau de la connaissance de l’Afrique du sud. Et surtout il m’a expliqué le plus gros problème de ce pays, ces déportations de populations et les pseudo-Etats fantoches, les homelands. Et même si je n’ai pas été dans des endroits insupportables et que l’Afrique du sud est un pays magnifique, j’ai eu quelques visions de l’apartheid qui m’ont bouleversé : des champs, par exemple, où ils ont planté tous les dix mètres une cabane en aluminium avec un trou dans la terre et un seau. C’est le futur chiotte de ces parcelles de terrain de dix mètres dur dix où les autorités vont bientôt transférer le ghetto d’à côté. C’est quelque chose d’hallucinant, le stalag !

Au niveau musical, Johnny Clegg est un type comme il en arrive un tous les quinze ans. Sans faire de comparaison avec les idées qu’il véhicule, c’est un Bob Dylan ou un Bob Marley, deux artistes qui ont apporté beaucoup plus encore que leur musique. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit Jonathan, une chanson que je lui dédie, ma façon d’exprimer sur scène pourquoi j’aime Johnny Clegg. Ce type a tout pour réussir : l’énergie, le son, la mélodie, la personnalité, le charisme. Et même s’il ne possède pas un timbre de voix exceptionnel, c’est normal qu’il fasse un tel succès en France. Il défend une cause, celle d’une nation sud-africaine des Blancs et des Noirs.

Je chante aussi Jonathan parce que je suis toujours persuadé que la poésie est plus forte que le kalachnikov. J’ai toujours essayé de chanter ce que je vis et j’ai vécu un truc très fort avec Johnny Clegg. Je me veux chanteur réaliste et contemporain, chantant mon époque et ma société : il en fait totalement partie. Il compte beaucoup pour moi et c’est une façon impudique et plus facile de lui dire : « Je t’adore. »

Source : Le HLM des fans de Renaud