Jour de grève

Charlie Hebdo

N° 182, 13 décembre 1995

Envoyé spécial chez moi

Renaud prend Jeanne Calment en stop.

 

J’ai failli prendre une gonzesse en stop. Failli seulement. Elle marchait le long des voitures en bas du boulevard Arago, aux Gobelins, le pouce tendu vers Denfert-Rochereau où j’allais. La jeune fille m’a vu m’arrêter à sa hauteur, m’a jeté un regard de panique lorsque j’ai ouvert ma vitre passager, a regardé en l’air comme si elle se rappelait soudain quelque chose, a rangé son pouce dans sa poche, a regagné le trottoir et a accéléré le pas. Bon, d’accord, j’étais pas rasé, j’avais le cheveu filasse comme d’hab’, des lunettes noires pour pas voir trop clair ce monde dégueulasse, ma caisse était pas rutilante mais bon… L’adjudant Chanal, Klaus Barbie et Radko Mladic réunis ne lui auraient pas fait plus peur…

Auto-stoppeuse, si tu lis ces lignes, va, je te pardonne. Tu m’as juste miné la journée entière, tu m’as juste empêché de dormir une nuit ou deux.

Je t’aurais même pas draguée, t’étais même pas belle. T’as dû te dire : « Celui-là, il a une tête à draguer surtout les moches en pensant que c’est plus facile… » Mais t’étais même pas moche non plus. À vrai dire, je t’ai à peine regardée, j’ai surtout vu ton petit pouce tendu vers le lion de Denfert, comme un pathétique appel au secours. Je me suis juste dit : « Allez, j’ai pris douze mecs en stop depuis huit jours, je peux m’autoriser une fille, juste pour varier, je dirai à ma femme que t’avais cent ans. »

Peut-être t’avais vraiment cent ans… Je te dis, je t’ai à peine regardée… Pour quelqu’un qui a vu naître l’industrie automobile, je te trouve bien bégueule vis-à-vis de ma Honda. Tu savais pourtant pas, de l’extérieur, que tu la quitterais couverte des poils du chien que mon Toto laisse sur les banquettes…

Va, retourne à l’hospice, je te pardonne : le soir même, redevenu piéton, je me suis bien vengé de toute la gent féminine. J’ai tendu le pouce pour faire les quatre cents mètres qui séparent mon bistrot de ma maison, Claudia Schiffer s’est arrêtée, j’ai fait celui qu’avait rien vu et j’ai continué à pied.

  

Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HML des fans de Renaud