La chanson dans le texte

Le Monde

Par PHILIPPE-JEAN CATINCHI
Publié le 21 juin 2002 à 00h00, modifié le 21 juin 2002 à 00h00

Thierry Séchan épingle son frère Renaud au panthéon des poètes et Philippe Grimbert analyse en praticien scrupuleux les paroles des tubes.

RENAUD BOUQUIN D’ENFER de Thierry Séchan. Ed. du Rocher, 220 p., 17 €.
CHANTONS SOUS LA PSY de Philippe Grimbert. Hachette, 176 p., 14,9 €.

Le retour de Renaud fait grand bruit. Un « boucan d’enfer », même, pour reprendre le titre de son CD, paru chez Virgin. Accompagnant ces retrouvailles, Thierry Séchan consacre un nouvel opus à son cadet – il avait naguère livré un Roman de Renaud (Seghers, 1988). Un demi-siècle « sur terre » – son frère est né le 11 mai 1952 -, plus de vingt-cinq ans de « carrière », et les 26 lettres de l’alphabet pour égrener en touches sensibles, courtes citations à l’appui et quelques piques de bretteur bravache en sus, les souvenirs vagabonds, fiévreux ou déprimés, d’un chanteur irréductiblement singulier.

Passées l’irritation de quelques acharnements sur des cibles vite identifiées et la complaisance très second degré, mais lassante à force de récurrence, pour les membres de la fratrie – « persifleurs, sifflotant sous les bombes et talentueux comme il n’est plus permis » -, le parti pris de Thierry Séchan, qui reprend de fait le principe du Dictionnaire énervant que Renaud composa lui-même, s’avère des plus heureux. Il offre comme autant de confidences des éclairages pudiques sur un créateur masqué par son image, trop typée pour résumer la subtilité d’un poète plus secret qu’il n’y paraît. On retrouve l’auteur du « tatatssin », inimitable « cri de guerre de visage pâle » évoquant avec mélancolie des « amis », parfois disparus et qu’il espère retrouver dans son Bistrot préféré (les textes du dernier album sont donnés en annexes, avec un superbe inédit, Mon paradis perdu) : « Les frères ne comptent pas, c’est le sang. Les amis, c’est le sol, même si c’est un sol mouvant. » On retrouve sa fidélité bousculée mais jamais démentie à François Mitterrand, qu’il soutint pour la campagne de 1988 (l’appel « Tonton, laisse pas béton » dans Le Matin) et l’histoire encore à suivre avec quelques hôtes de la Closerie des lilas, Roda, « poète catalan », et Marco « dit Coco, dit le Corse parce qu’il est corse », Titouan Lamazou, « notre Gauguin », et Franck Langolff, « ogre délicat »…, éléments d’une galaxie où les minorités sont qualifiées d’office, « en particulier quand elles sont opprimées » ; d’où le récent hommage à François Santoni (Corsic’armes) ou aux gays (Petit pédé)…

L’amour aussi. L’irremplaçable Dominique revient à tant d’entrées qu’on a peine à admettre qu’elle soit sortie de sa vie. Toxiques ou alcools, la descente aux enfers hante le répertoire de Renaud, jusqu’à ce dernier opus où il s’expose sans fard, rescapé d’un vertige qui a manqué l’engloutir. Faut-il lire là une nouvelle expression de l’ingestion orale comme ultime recours, réponse aux angoisses du temps qui passe et mène du vert paradis de l’enfance à l’inévitable mort, les « coco bohême » et autres « mistral gagnant » ouvrant déjà la voie à ces absorptions qui rejouent la métaphore du sein maternel ? Dernier rempart face à l’inéluctable ?

DE SAISISSANTS DÉCRYPTAGES

Ce serait là une lecture pour Philippe Grimbert, psychanalyste réputé, qui s’est récemment avec brio essayé au roman (La Petite Robe de Paul, Grasset, 2001), et ne se résout pas à limiter son champ. Auteur d’un remarqué Pas de fumée sans Freud qui tentait une « psychanalyse du fumeur » (Colin, 1999, repris en « Pluriel », chez Hachette), comme d’une Psychanalyse de la chanson (Les Belles Lettres/Archimbaud, 1996), il récidive avec un décapant Chantons sous la psy qui n’hésite pas à jouer du calembour, transformant le poncif « En France tout finit par des chansons » en un plus révélateur « Enfance, tout commence par des chansons ».

Partant du postulat simple que « l’homme est « de parole » comme l’arbre est de bois, comme la statue est de pierre », sous-jacent chez Freud et dont Lacan radicalisa la thèse, Grimbert écoute les succès populaires avec une attention de praticien scrupuleux, ce qui nous vaut de saisissants décryptages. Du sort fait à la « rétine » mise en jeu par Alain Souchon dans Sous les jupes des filles (1995) à l’impératif Etienne de Guesch Patti (1987) astucieusement mis en relation avec le discours de Zazie, du répertoire de Boby Lapointe à celui d’Ouvrard, où le corps aussi bavard que souffrant joue sur les maux avec une homophonie troublante (Freud ne demanda-t-il pas à rencontrer la chanteuse de caf’conc’ Yvette Guilbert quand le Tout-Paris s’engouait pour l’hystérie qu’étudiait Charcot ?).

De ce parcours passionnant, détachons le lumineux regard sur Papa pique (et Maman coud) de Charles Trenet (1940), dont on serait curieux de savoir si Grimbert confirmerait la filiation assumée par Patrick Juvet dans son Papa s’pique, maman s’shoote (1976), et le décisif lever de voile sur L’Aigle noir de Barbara (1970), dont il éclaire même les maladresses d’écriture. Du grand art !

Qu’on se rassure ! Ces dessous révélés n’amputent en rien le charme des ritournelles, et Grimbert prend soin d’apaiser son lecteur : « Leur charme l’emportera sur toute entreprise de psychanalyse appliquée, quelque chose en elles résistera toujours à l’interprétation. »

Philippe-Jean Catinchi

  

  

Sources : Le Monde et Le HLM des fans de Renaud