Montréal, samedi 13 juillet 1991
Le rouleau compresseur américain impose sa loi
Jocelyne Richer
de notre bureau de Québec
L’AVENIR de la chanson francophone inspire à Thierry Séchan des réflexions aussi noires et grinçantes qu’un refrain de Richard Desjardins. « On ne pourra pas contrecarrer ce mouvement universel, dit-il. Ni dissocier la question culturelle de la réalité mondiale économique ou politique. »
Le rouleau compresseur anglo-saxon (lire américain) est en train, là comme ailleurs, d’imposer sa loi, dit-il en substance.
Et ce, même chez la Mère Patrie, où chantonnent sous la douche 55 millions de francophones. Son analyse est sans nuances : la musique, le son, les textes, tout est passé dans la moulinette américaine. Et la tendance s’accentuera, prévoit-il, laissant à la chanson française de moins en moins de place.
C’est rendu à un point tel, en France, raconte la parolier de Daniel Lavoie et frère du chanteur Renaud, que les artistes font pression sur le gouvernement pour qu’il impose des quotas de chansons francophones. On demande au ministre de la Culture, M. Jack Lang, qu’une station de radio passe un minimum de 55 % de contenu francophone. « C’est triste d’en arriver là », admet-il. M. Séchan coanimait cette semaine, avec Chantal Jolis, le forum sur l’avenir de la chanson francophone, tenu dans le cadre du Festival d’été international de Québec. « Il faut mener un combat permanent », soutient M. Séchan en entrevue, sinon c’est l’existence même et la qualité de la chanson francophone qui est en péril.
À la fois symbole et symptôme de la dégradation générale observée, en France, il n’existe pas une seule compagnie de disques entre les mains d’intérêts français, fait-il remarquer. « Les maisons de disques appartiennent à des multinationales qui établissent des sortes de quotas d’artistes français à qui ils permettent d’endisquer, pour éviter que le gouvernement n’ait à intervenir. A la base, il s’agit de décisions politiques. »
Au problème de la quantité de chansons francophones produites et diffusées sur les ondes – que ce soit en France ou au Québec – s’ajoute, selon lui, celui de la qualité des oeuvres créées.
« Où sont les Brel, Ferré, Brassens, Leclerc? Il y a présentement un appauvrissement très net du texte, croit celui qui vient d’écrire un livre sur Georges Brassens. Des artistes qui arrivent avec un propos personnel sont de plus en plus rares. Prenez Patrick Bruel, il plaît aux gamines, mais ses textes sont inexistants ».
Sans compter la pression du « show business », il peut y avoir le manque de talent, au départ, mais surtout, selon lui, « l’autocensure des artistes, leur manque de courage aussi et d’audace».
Il y a enfin les télés et les radios qui n’ont pas « de démarche originale », suivent ce que font les autres et ignorent les chansons en français, leur préférant toujours la « même soupe anglo-saxonne ».
C’est ce qui explique, poursuit il, par exemple, qu’un auteur de qualité comme Richard Desjardins, soit resté dans l’ombre si longtemps, jusqu’à ce qu’il remporte, l’an dernier, le Prix de la chanson francophone durant ce même Festival d’été de Québec, et qui a contribué à attirer l’attention des médias et à le faire connaître du public. Des Richard Desjardins, il y en a, au Québec, en France ou ailleurs, mais encore fautil savoir qu’ils existent.
Au cours de ce forum , plusieurs artistes, dont Richard Desjardins, Philippe Léotard, Philippe Lafontaine, Michel Rivard et Renaud, sont venus confier leurs craintes et partager une perception assez sombre de l’état des dommages.
Faisant souvent contrepoids, des gens de l’industrie du spectacle, des propriétaires de radios commerciales et des animateurs de radio, dont Marie-France Bazzo, de Radio-Canada, sont venus tantôt s’excuser, tantôt rappeler les « lois de l’économie de marché». L’animatrice d’Et quoi encore a fait son mea culpa et expliqué que l’autocensure, la crainte de provoquer ou de prendre des risques, provenait de deux sources facilement identifiables: la peur de perdre sa job ou de voir les cotes d’écoute chuter.
Mais un des épisodes les plus savoureux du forum fut sans doute lorsque Chantal Jolis voulait faire dire à Richard Desjardins qu’il avait toujours refusé de faire des compromis pour demeurer intègre. Faisant allusion à ses années passées à chanter dans le désert, Desjardins, dans une de ses répliques chargées de cynisme serein dont il a le secret, lui répondit du tac au tac « que pour faire un compromis il faut d’abord qu’il y ait une offre ».
Philippe Lafontaine, quant à lui, a dit d’emblée que les compromissions et « perversions » du show business ne l’empêchaient pas de dormir, refusant de « cracher dans la soupe », et disant trouver que c’était possible de demeurer intègre comme artiste tout en jouant le jeu de l’industrie du spectacle. Il avouait tout de même qu’il n’est pas toujours facile, en période de promotion, de chanter « Coeur de loup » pour la quinzième fois de la journée…
Source : Le Devoir