MONTRÉAL | LUNDI 25 MARS 2002
KATIA CHAPOUTIER
collaboration spéciale
PARIS — « C’te gazelle, je la kiffe grave, c’est une Mururoa de la muerte ! » Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est tout simplement une déclaration d’amour : « Cette fille, elle est sublime, j’en suis fou ! » Si, si, c’est vrai… Drôle et imagé, voici le langage des cités, qui séduit de plus en plus de Français…
Certains l’appellent le « langage des lascars », d’autres l’« argot des cités » ou encore la langue des « djeuns ». C’est, en tout cas, un langage crypté créé par les jeunes des cités comme signe de reconnaissance. D’origines et de cultures différentes, ils ont imaginé une « interlangue », mélange de français et de leur multiples dialectes.
Des lascars aux BCBG
Jean-Pierre Goudaillier, directeur du département linguistique de la Sorbonne, a été le premier à se pencher sur le phénomène. Il en a fait un livre, Comment tu tchatches ! (Éditions Maisonneuve et Larose). Véritable dictionnaire du français contemporain des cités, il décortique et analyse l’origine de ces déviances linguistiques.
Le langage des lascars est un savant cocktail dont l’étude est tout aussi passionnante que surprenante. Le verlan (parler à l’envers) se mélange à l’argot et au jargon techno. Le tout saupoudré d’expressions des communautés venues s’installer en France. Et pour pimenter le tout, les jeunes jouent avec les syllabes, raccourcissent les mots, les mélangent ou créent de nouvelles images où se mêlent poésie et humour. Ainsi, pour Momo, jeune homme de 25 ans, le bristol d’invitation à la prochaine soirée se transforme : « Samedi, mes renps yvont se faire zébron, je fais la teuf de ma life avec des tonnes de raclis. Ramène-toi je te slide un texto pour le renc ! » En résumé, il profite des vacances de ses parents pour vous assurer une fête inoubliable, avec de nombreuses filles et l’adresse suivra par message téléphonique. Facile, non ?
Eh oui ! L’évolution de la langue française passera par les jeunes des cités. Mais attention, on ne parle pas de « bâtardisation » du langage, bien au contraire : on découvre un vocabulaire qui évolue, reflétant les différents aspects de la France multiraciale. Et les subtilités sont nombreuses. « Ces langues se déclinent géographiquement et selon des critères socioculturels », souligne Jean-Pierre Goudaillier. Ainsi, on découvre que les inventions ne sont pas les mêmes à Paris ou à Marseille. Même en région parisienne, on remarque des différences d’une ville à l’autre. Comme le souligne Marine, de Marseille, « chez nous, un beau mec, c’est un mia, mais à Trappes, en banlieue parisienne, on l’appelle un gosbo ! »
Selon Jean-Pierre Goudaillier, le niveau social a une influence capitale sur le vocabulaire utilisé : « Au bas de l’échelle de la créativité lexicale, on a les « Marie-Chantal », des BCBG qui vouvoient encore leurs parents. Puis on a les Ophélie Winter, qui s’approprient une langue siliconée. Ensuite viennent les « bobos », jeunes français qui ne vivent pas dans les cités mais qui utilisent une partie seulement de son vocabulaire, auxquels ils mélangent leurs propres inventions. Enfin, la langue des « lascars », qui est une matrice en perpétuel renouvellement, et qui irrigue l’ensemble de la génération. »
Ces jeunes-là ont pour but de rendre leurs conversations le plus opaques possible afin d’assurer la cohérence du groupe. Parfois, certains de leurs mots sont repris par le grand public. Les médias et la publicité se chargent alors de les diffuser à grande échelle. Linda, jeune adolescente, s’emballe : « Ce qui me fout le plus la haine, c’est quand je vois des pubs, c’est la tehon les expressions qu’ils utilisent. Ils prennent nos mots et ils les exploitent. L’autre fois, y avait une affiche qui disait « J’hallucine grave ». C’est naze, moi je dis j’hallucine ou grave mais pas les deux ensemble ! » Les jeunes, du coup, imaginent d’autres mots et n’hésitent pas à les « reverlaniser ».
À titre d’exemple, l’évolution de l’expression « comme ça » est assez parlante. Elle est rapidement devenue « comme aç », puis s’est transformée en « askeum » pour terminer en « asmeuk ».
Si les jeunes des cités sont réfractaires à l’exploitation de leur langage par les médias, ils trouvent en revanche dans l’univers de la télévision et de la publicité une source d’inspiration inépuisable. Ainsi l’expression un « Jean-Édouard » désigne un blanc bourgeois. L’origine vient de l’émission française de télé-réalité Loft Story, où l’un des participants (le fameux Jean-Édouard) venait d’une famille particulièrement aisée.
Le langage des banlieues utilise des métaphores qui séduiraient, sans le moindre doute, le poète Jacques Prévert. Ainsi, les « airbags » sont les attributs féminins. En revanche, un « fax » est une jeune fille dépourvue de ces fameux airbags. On ne parle plus de préservatifs mais de « cagoules ».
Et si lors de votre voyage à Paris, mademoiselle, on vous traite de « Mururoa », prenez cela pour un compliment ! En effet, les essais nucléaires français ont eu lieu en Polynésie à proximité de Mururoa…Vous êtes donc tellement charmante que vous êtes comparée à une bombe atomique qui dévaste tout sur son passage. Qui a dit que les jeunes de banlieue étaient incultes ?
Autres traces de culture : les expressions de vieux français. Ainsi, « maille » est un mot datant du XIe siècle. À l’époque des Capétiens, il désignait un demi-denier. Il est aujourd’hui le synonyme d’argent qui a détrôné le mot « thune », beaucoup trop galvaudé. On parle aussi de « caillasse », « persil » ou encore « keuss » (verlan de sac) !
Les puristes s’inquiètent
On n’hésite pas à raccourcir les mots. Qu’ils soient en verlan ou non, on se contente d’une seule syllabe, quitte à la doubler. Ainsi la « zonzon » n’est autre que la prison, un « leurleur » est un contrôleur de transport en commun. Et si on vous demande du « gengen », c’est qu’on est en train de faire appel à votre générosité.
Mais certaines élaborations sont encore plus étonnantes. Ainsi un « kisdé » désigne un policier. C’est tout simplement l’abréviation de l’expression « celui qui se déguise », en référence à l’uniforme. Autre exemple, encore plus surprenant : « barre-toi » (va-t’en) s’est verlanisé en « barre-oit », qui est devenu au fil du temps « Barry White » ! (Merci pour le dictionnaire, M. Goudaillier !)
Comme on peut l’imaginer, les puristes s’inquiètent. Cependant, certains écrivains s’enthousiasment pour ce nouveau langage. Ainsi, Erik Orsenna, membre de l’Académie française, déclare : « Je n’ai aucun problème avec ce phénomène. Cela a toujours été comme cela. Même si la langue s’appauvrit un peu par manque de règles, c’est toujours moins grave que le jargon technocratique que l’on jette à tout bout de champ. » De plus, selon l’académicien, ces nouveautés ont le mérite de prouver que le français est bien une langue vivante. Impression confirmée dans les dictionnaires. En 1993, le Petit Robert intégrait l’expression « meuf » (femme en verlan) puis rajoutait « keuf » (flic) en 1995. L’année dernière, c’était « mortel », synonyme de « trop bien », qui était consacré.
Et tous les amoureux de la linguistique le savent : ces langages parallèles ne sont pas nés de la dernière pluie ! L’argot classique date du XVe siècle. On en trouve les premières traces écrites dans Les Ballades de jargon, du poète François Villon. Quant au verlan, que l’on a souvent associé au chanteur français populaire Renaud (avec son album Laisse béton), il date du XVIe siècle — il était à l’époque l’apanage de la pègre. Comme disait le physicien : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. »
Petit lexique
Avoir les Obispos : Cette expression remplace « avoir les nerfs » ou « avoir les boules ». C’est une référence au chanteur français au crâne rasé, mais aussi en réaction à son image beaucoup trop « clean » au goût des djeuns. Nuitgrave : Cigarette Se taper un resto basket : Manger au resto et partir sans payer Racli ou raclette : Désigne toutes les femmes non tziganes et donc, par extension, les femmes en général. Les filles sont aussi appelées des gorettes. Ta race : Remplace les expressions telles zut, flûte ou, plus précisément, « putain ! » Grave : Très. Exemple : il est grave beau, il est grave tard, j’ai grave faim etc. |
Source : La Presse