N° 35, 24 février 1993
Renaud : Bille en tête
J’ai arrêté de lire L’Aurore quand Zola est mort
Et pourquoi Siné, y’a quelques semaines, alors qu’il se la coulait douce en Californie, il s’est permis depas nous écrire sa chronique hebdomadaire, et pourquoi moi qui travaille comme un bœuf j’aurais pas droit à un petit répit ? Cette semaine, j’ai rienenvie d’écrire. Pas d’idée. La semaine dernière non plus, mais ça s’est pas vu.
D’abord, je suis au courant de rien. Depuis bientôt six mois que je fais du cinoche dans le Nord j’ai un peu décroché de l’actualité. Pas le temps de regarder la télé, on m’a taxé mon autoradio, pis, à part la Pêche et les Poissons, j’ai plus de journal préféré. Autrefois, mon marchand de journaux me déroulait un tapis rouge quand y m’voyait débarquer. Je lui prenais de tout : des quotidiens, des hebdos, des mensuels, entre L’Équipe, L’Express et Géo je glissais discrétos un journal cochon genre Playboy ou Minute. Aujourd’hui, il ramasse avec mépris les pauvres dix balles que je lui laisse chaque semaine en échange d’un Charlie Hebdo que j’achète juste par solidarité avec moi-même. J’ai arrêté d’acheter Libé quand ils ont titré « Andréas Bauder se suicide dans sa cellule », en 1979 je crois. L’absence de guillemets au mot « suicide » leur a fait perdre un lecteur tatillon sur la ponctuation des idées. Ce jour-là, avec Baader, c’est Serge July qui est mort. J’ai arrêté d’acheter Actuel quand j’en ai eu marre qu’on m’explique que j’étais pas vraiment branché puisque j’allais pas danser le pogo chez « Gégène » à Kinshasa ou le paso doble dans les catacombes de Paris, arrêté d’acheter l’Huma quand la gauche a pris le pouvoir en 81, recommencé un peu quand elle l’a perdu en 83, arrêté de lire le Nouvel Obs quand a débarqué L’Événement du jeudi que j’ai laissé tomber le mardi, arrêté Rock and Folk quand j’ai désespéré d’être jamais ni l’un ni l’autre, arrêté Politis chaque fois qu’ils ont coulé et Le Canard enchaîné quand il est devenu si subversif qu’on n’a plus jugé utile de leur envoyer de vrais-faux plombiers.
Mais je me tiens quand même un petit peu informé…
Je demande aux gens c’qu’y s’passe. Tous les matins, sur le tournage, quand je dis bonjour aux figurants par exemple, je leur demande : « Ça va ? Quoi d’neuf depuis hier ? » Milou me répond « Quoi de neuf ? La moitié de dix-huit ! », Bombardier me répond « Mi cha va, et ti ? Cha va min t’cho père ? » et Sigismond me dit qu’on fait aller. Alors moi, j’en conclus que ça va vraiment. Que la guerre en Yougoslavie c’est finalement p’t’être pas une vraie guerre, juste un avant-goût, une répète, que la droite qui revient c’est finalement p’t’être pas une vraie droite, juste les mêmes que nos socialos, en un peu plus cyniques, et que l’opération humanitaire en Somalie, c’est finalement p’t’être pas une enculerie militaire, juste de la politique étrangère…
Je m’dis que le monde tourne pareil quand je sais pas comment il tourne. Pis que ça fait du bien de temps en temps de se dire que le monde c’est seulement là où tu es, avec ceux que tu aimes, que, quand ils vont bien, le monde va bien…
Mais ça fait p’t’être pas une chronique… La semaine prochaine, je vous raconterai comment on voit le monde dans La Pêche et les poissons.
Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HLM des Fans de Renaud