Là où habitent les oiseaux

Charlie Hebdo

N° 155, 14 juin 1995

Envoyé spécial chez moi

« Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter… » (Cioran)

C’est pas une rue, c’est une balafre. Une faille, une cicatrice de trois cents mètres qui commence sur le boulevard Quinet et se termine rue Froidevaux. Pas une rue, parce que pas de boutiques, pas de voitures garées là ou là, pas de parcmètres, pas de flics et à peine de piétons. Pas une rue, parce que pas d’immeubles, pas de maisons, et même pas un bistrot. Rien. Une balafre. Une faille, une cicatrice béante bordée de part et d’autre par deux rangées de platanes dont les feuillages se rejoignent pour former une voûte de verdure sous laquelle les bagnoles, hélas, passent. Derrière les arbres, de chaque côté, deux longs murs gris. Derrière les murs, à gauche le cimetière du Montparnasse, à droite aussi. Du haut des murs dépassent quelques croix de pierre, quelques anges qui tournent le dos aux rares passants qui s’aventurent dans cet étrange corridor.

J’ai emprunté à pied, hier, cette rue qui n’est pas une rue, j’y ai croisé une dame avec son chien et une fille formidable. La dame a baissé les yeux lorsque je suis arrivé près d’elle, peut-être, qu’à croiser mon regard elle s’aille faire agresser. La fille, elle, marchait d’un pas alerte sur le trottoir d’en face, je crois qu’elle ne m’a même pas vu, quelle tristesse… Un peu plus loin j’ai entendu les oiseaux. J’ai repensé à cette petite nouvelle de Charles-Louis Philippe, dans Les Contes du Matin, bouquin introuvable que Brassens vénérait, et dans laquelle l’auteur explique que les oiseaux dans Paris sont toujours de passage, toujours en maraude, mais que le soir ils rentrent chez eux. Et où habitent les oiseaux ? Au cimetière du Montparnasse.

Arrivé au bout de la rue, de retour dans la civilisation, j’étais content, j’avais choisi de quel côté, derrière quel mur j’aurais envie de passer l’éternité. Mais je vous dis pas, c’est perso, c’est secret. Vous aurez qu’à écouter les oiseaux. Là où ils chantent un peu faux en tapant dans leurs ailes un peu à contretemps, c’est que je serai pas loin.

  

Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HML des fans de Renaud