Québec, lundi 30 décembre 2002
La semaine dernière, la police de Québec a arrêté un chanteur de hip-hop après qu’il eut interprété en direct, à la télévision, une chanson dans laquelle il parlait de faire sauter la centrale de police Victoria.
L’événement mérite d’être souligné, dans la mesure où il confirme qu’en plus d’être mélomanes à leurs heures, nos policiers ne reculent jamais lorsqu’il s’agit de se couvrir de ridicule.
Comme l’a déjà dit Victor-Lévy Beaulieu : si ces gens-là trouvaient un homme avec un couteau planté dans le dos, ils l’accuseraient peut-être de port d’arme illégal.
Mais ne dévions pas du sujet.
Les paroles du chanteur arrêté ne constituaient pas un modèle de bon goût ou de subtilité, tout le monde en conviendra. Sauf qu’en l’arrêtant, les policiers ne réalisent pas qu’ils mettent le doigt dans un engrenage infernal. On ne réglemente pas les arts comme un casse-croûte ou comme une usine d’embouteillage de bouteilles de cream soda. Pas plus qu’on ne peut soumettre la musique à des règles aussi strictes qu’un article de journal ou qu’une émission de l’information, par exemple.
Autrement, comment expliquer que les policiers de Québec n’aient pas coffré Mick Jagger et ses Rolling Stones lors de leur passage au Colisée, en janvier 1998 ? Ne savent-ils pas que le groupe a déjà engagé les Hells Angels pour leur servir de gardiens de sécurité, lors d’une spectacle, en décembre 1969 ? En outre, depuis bientôt 35 jans, le groupe interprète une chanson, Street Fighting Man, qui constitue une invitation très claire à l’insurrection et au combat de rue.
« Ev’rywhere I hear the sound of marching, charging feet, boy/’Cause summer’s here, and the time is right for fighting in the street, boy. »
Et le chanteur Renaud ? Nos bons policiers oseront-ils lui passer les menottes, lors de sa prochaine tournée au Québec ? Comme anti-flic, on ne fait pourtant pas mieux. Allons, ne jouez pas les amnésiques, je vais vous rafraichir la mémoire.
N’est-ce pas ce même Renaud qui chante, dans Où est-ce que j’ai mis mon flingue ? « D’puis qu’on m’a tiré mon canif/Un soir au métro Saint-Michel/J’fous plus les pieds dans une manif/Sans un nunchak ou un cocktail/À Longwy comme à Saint-Lazare/Plus de slogans face aux flicard/Mais des fusils, des pavés, des grenades. »
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Astiquez vos matraques et préparez-vous à ne pas chômer, messieurs et mesdames les policiers. Nos prisons actuelle ne suffiront pas pour enfermer tous les rebelles, les anarchistes, les objecteurs de conscience. les révolutionnaires ou les enragés qui font de la musique.
Mais je vous en prie, ne dites pas que les paroles séditieuses ont été inventées par le rap ou par le hip-hop
Vous souvenez-vous des Dead Kennedys, qui scandaient Let’s Lynch the Landlord (Pendons le propriétaire), au début des années 80 ? Les accuserait-on d’appel au meurtre, aujourd’hui ?
Et que dire de la chanson White Riot, des Clash, sinon qu’elle n’invite pas exactement les forces policières à un déjeuner sur l’herbe ?
« White riot – I wanna riot/White riot – a riot of my own/White riot – I wanna riot/White riot – a riot of my own. »
Plus près de nous, le groupe punk Banlieue rouge racontait dans sa pièce Otage de l’État des choses qui leur vaudraient peut-être un séjour derrière les barreaux, selon nos policiers.
« Et sachez qu’ces prisons modèles/Ne servent qu’à dissimuler/Les désespérés, les rebelles/Qu’la société n’a pu assumer/Et ces atroces citadelles/Je vais toutes les dynamiter… »
Chers policiers, qu’attendez-vous pour saisir les copies de White Album des Beatles, dans lequel John Lennon chante « Le bonheur est une seringue pleine » (Happiness is a Warm Gun) et prône la destruction (Revolution)? Débarrassez-nous aussi des disques de Chumbawamba, d’Iggy Pop, de Jefferson Airplane, de Sly and the Family Stone, de Noir désir et de tous ceux qui, à un moment ou à un autre, ont eu envie d’en découdre avec les autorités. Ah oui, pendant que vous y êtes, faites aussi disparaître de chez les disquaires les albums de Boris Vian, dont la chanson Le Déserteur pourrait inciter nos braves soldats à refuser d’aller combattre en Irak.
De toutes façons, à la fin, quand vous aurez arrêté ou censuré tous les chanteurs supposément subversifs, il nous restera toujours Céline Dion, Linda Lemay et deux ou trois chanteurs de bossa nova, endormis dans un coin.
Notre honneur sera sauf, mais les soirées promettent d’être plutôt longues, même dans les fêtes de policiers.
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Que s’est-il donc passé pour que les policiers de Québec se donnent la mission de policer un groupe de musique ?
Ils savent pourtant que dans la musique populaire, la violence s’apparente le plus souvent à un épouvantail que l’on agite pour procurer des sensations bon marché à un public de fils à papa. N’ont-ils pas eux-mêmes écouté à tue-tête I shot the Sherif, de bob Marley, au temps de leur jeunesse ? Dans un éditorial critiquant la condamnation à trois mois de prison de membres du groupe rap Nique ta mère (NTM), en 1996, le journal Libération rappelait le côté un peu théâtral de ce genre d’appels à la violence. Parlant du rap, il insistait sur « l’évident mercantilisme d’un genre qui a parfois tendance à mouliner la violence mimétique pour entretenir les frissons des rejetons de classe moyenne et les délester de leur argent de poche (…) »
Et l’éditorial concluait avec une formule sur laquelle nos policiers feraient bien de méditer : « [mais] on ne répond pas à la démagogie infantile par le répression sénile. »
Et je vous laisse sur ces paroles de Léo Ferré, un autre dangereux anarchiste que nos bons policiers ont laissé chanter à plusieurs reprises à Québec sans même songer à l’arrêter. Au printemps 1986, à la Place des Arts de Montréal, il avait même dédié son spectacles à Bobby Sands et aux grévistes de la faim de l’Armée républicaine Irlandaise (IRA).
« Ces yeux qui te regardent et la nuit et le jour
Et que l’on dit braqués sur les chiffres et la haine
Ces choses « défendues » vers lesquelles tu te traînes
Et qui seront à toi
Lorsque tu fermeras
Les yeux de l’oppression
(…) Ces lois qui t’embarrassent au point de les nier
Dans les couloirs glacés de la nuit conseillère
Et l’Amour qui se lève à l’Université
Et qui t’envahira
Lorsque tu casseras
Les lois de l’oppression »
Source : Le Soleil