MONTRÉAL, MARDI 2 AVRIL 1991
Arts et spectacles
L’après-guerre de l’orthographe
2. ▀ À strictement parler, la «rectification» de l’orthographe proposée le 6 décembre dernier dans un document du Journal officiel n’est pas morte. On trouve même des « réformistes » pour vous affirmer que l’Académie française l’a solennellement acceptée au cours de la séance du 17 janvier dernier.
Le sentiment général qui prévaut à Paris, une capitale où l’on s’y entend à remiser réformes et rapports aux oubliettes, c’est que la réforme est bel et bien enterrée. Pas morte mais sous terre ? Faisons un compromis : elle est dans le coma, le cercueil est déjà dans le trou, mais on n’a pas encore versé la terre.
À l’Académie française, le chef de cabinet du secrétaire perpétuel Maurice Druon, M. Daniel Oster, hausse la voix au téléphone : « L’Académie n’est jamais revenue sur son acceptation de la rectification. C’est exactement le contraire : le 17 janvier, par 23 voix contre six, elle a entériné les propositions, lesquelles, selon la tradition, seront soumises à l’épreuve du temps et de l’usage. »
Le vice-président du Conseil supérieur de la Langue française, le linguiste Bernard Quemada, artisan-chef de la « révision » et directeur du monumental Grand dictionnaire de la langue française, dit à peu près la même chose. Certes, il y a eu recul de l’Académie face à la levée de boucliers, « mais le projet de rectification est admis, et il s’imposera grâce à l’usage ».
Cependant il dit tout cela sur le ton de « Continuons le combat! », et il appelle volontiers à la rescousse les autres francophones, notamment belges et québécois — « moins conservateurs que les Français » — pour qu’ils imposent les novations à la « métropole ». M. Quemada précise que la « rectification » sera « annexée » à son propre dictionnaire. Et que, justement en Belgique, le linguiste André Goosse, responsable du célèbre Grevisse, est un partisan acharné de la révision.
Sauver la face…
Aurait-on rêvé quand on a lu dans les journaux que l’Académie enterrait la « réforme » le 17 janvier dernier? ou plus exactement, comme le dit Bernard Pivot: « L’Académie a trouvé le moyen de sauver la face de Maurice Druon tout en enterrant le projet… ou l’inverse. »
Non, car le retour à la réalité est cruel. II se présente sous la forme d’une conversation avec Claude Kanas, l’une des responsables du petit Larousse, l’objet imprimé sans doute le plus répandu après la Bible et le docteur Spock.
Verdict de Mme Kanas : « Tout était prêt pour annexer le texte des rectifications à notre édition 1992. Pour chacun des mots concernés, un symbole aurait renvoyé au texte de révision, que nous aurions publié intégralement. Après le vote du 17 janvier, nous avons supprimé à la fois les symboles… et le texte en annexe. »
On ne saurait être plus clair. Ni le petit Larousse ni le petit Robert n’intégreront la « rectification » pour la rentrée scolaire de septembre 91. De son côté, le ministère de l’Éducation, que l’on soupçonnait de vouloir produire une circulaire à ce sujet, ne fera rien non plus. Où apparaîtra donc cette « réforme », si elle n’est pas morte ? En annexe — seulement — du Dictionnaire de l’Académie. C’est-à-dire pour mention seulement. Et on suppose que, si elle n’est pas confirmée par l’usage, elle se trouvera un jour éliminée.
Or, contrairement à la confusion bêtement entretenue, il n’y a pas d’évolution de l’orthographe « par l’usage », contrairement au langage parlé. On ne change les graphies que par décret. Les autorités auto-désignées dans ce domaine sont, pêle-mêle, l’Académie, les deux ou trois dictionnaires les plus courants, puis l’Éducation nationale.
Impresario, imprésarios…
L’Académie passe son temps à proposer des rectifications orthographiques des mots. Exemple : impresario devient imprésario et prend un « s » au pluriel. Après un certain nombre d’années, Larousse intègre la modification, mais avec la mention « Acad. franc. ». C’est ainsi qu’un credo chez Larousse continue de se passer d’accent aigu. Et, bien qu’il y ait deux ou trois mille variantes entre les principaux dictionnaires, les enseignants se réfèrent aux dictionnaires pour l’enseignement. Aucun changement n’est donc envisageable et charriot avec deux « r » demeure une grosse faute de français.
Comment en est-on arrivé à ce blocage total pour une rectification somme toute modeste, soutenue par les enseignants, admise par les linguistes, et qui était négociable?
Psychodrame éminemment français. L’initiative venait du premier ministre Rocard — d’où une hostilité supposée du président Mitterrand, grand lettré devant l’Éternel. Maurice Druon, homme de droite s’il en fut, devenait le grand ti-Pivot, dont Anne Hébert, et l’Académie elle-même, a forcé le jeu en assurant les monier de la réforme : la droite vit en lui un traitre, et la gauche le suspecta. Il est plus que vraisemblable que Maurice Druon, navigant entre un comité d’experts, un comité de personnalités (dont uns et les autres) que tout le monde était d’accord. C’est ainsi que l’Académie vota le texte à l’unanimité (des présents, 21), en novembre. L’affaire semblait dans le sac.
La volte-face de Pivot
Il a suffi d’une allumette pour mettre le feu à la poudrière. Une pétition de dix « grands intellectuels », la volte-face de Pivot, s’estimant trompé par la fausse unanimité de l’Académie, et la cause était entendue.
Mis à part trois ou quatre journalistes courageux, trois académiciens héroïques, absolument toutes les vedettes parisiennes et les pouvoirs médiatiques se sont abattus sur la pauvre rectification :
• Pour les uns, le pouvoir politique imposait une réforme par décret (faux).
• Pour les autres, les nouveaux alphabétisés ne pourraient plus communiquer avec les « anciens ».
• Le chanteur Renaud déclara qu’on ne pouvait enlever l’accent circonflexe du mot « âme » — ce dont il n’avait jamais été question.
Réveillée par cette rumeur de guerre civile — en pleine crise du Golfe — l’Académie qui avait tout accepté sans vraiment lire les propositions, se prononça massivement contre ce « charcutage », sans vraiment lire davantage le texte. On détruisait le génie de la langue, on essayait honteusement de faciliter la vie des cancres, on allait vers quelque orthographe informatisée, le tout par un odieux décret gouvernemental digne des années de Staline !
Dans un pays où, 33 ans après la réforme monétaire de 1958, on compte toujours en anciens francs, on ne voit pas pourquoi les Académiciens, défenseur de la France éternelle, seraient restés l’épée au côté alors que des malotrus essayaient de leur passer un répugnant NÉNUFAR. C’est pourquoi, une fois réveillés, ils ont tous noblement dégainé le 17 janvier. Plutôt mourir que de tomber dans cette mauvaise chausse-trape.
– FIN –
Source : La Presse