La revanche des crocodiles

Charlie Hebdo

N° 147, 19 avril 1995

Envoyé spécial chez moi

Il y a plusieurs centaines de milliers d’années, lorsque la Terre était peuplée de tribus nomades qui passaient leur vie à se déplacer, lorsque les hommes partaient de longs mois à la chasse et s’en revenaient papas, les gens ne savaient pas que la naissance d’un enfant coïncidait avec un coït pratiqué neuf mois plus tôt. Les femmes étaient alors considérées comme des divinités, sources de vie et de création. Elles étaient protégées, vénérées, comme des déesses de fécondité. Lorsque ces tribus se sont fixées, sédentarisées, les hommes ont compris le lien qui existait entre « crac-crac » et nativité, ont alors considéré que leur zizi était la source de vie, et ont fondé de nouvelles sociétés basées sur le patriarcat. La Déesse Mère est devenue Dieu le Père, le bout de viande qui pendouille entre nos jambes le symbole de notre toute-puissance, et la femme reléguée au torchage des mômes et aux commissions.

Il a fallu attendre 1945, chez nous, pour que les femmes, en récompense de leurs bons et loyaux services au profit de l’humanité, du Frigidaire rempli et de la table mise, obtiennent le droit de vote. Le droit de choisir qui va être le plus compétent, le plus qualifié, le plus courageux pour garantir à leurs enfants l’éducation, la liberté, la santé, la perspective de vivre dans une société plus fraternelle, démilitarisée, dénucléarisée, dans une société où l’argent de la spéculation, l’argent de la guerre, l’argent des autoroutes, l’argent des Super-Phénix serait utilisé pour combattre la misère, la maladie, l’injustice et l’ignorance. Dans une société donnant aux femmes le pouvoir de décider, de légiférer, de choisir leur destin et celui de leurs enfants, dans des proportions correspondant à leur nombre.

Même pas révoltées par l’infime proportion de candidates, ni à la présidentielle ni dans aucune consultation régionale, municipale ou européenne, elles votèrent pour des hommes !

Coluche disait qu’un chômeur qui allait voter lui faisait le même effet qu’un crocodile qui se présente dans une maroquinerie. Moi c’est quand je vois une femme voter pour un homme que je pense ça. Et je rêve de dix-sept millions d’électrice qui, profitant de la rare occasion qui leur est offerte de prendre leur revanche sur le machisme universel, offriraient leurs suffrages à une frangine. (En espérant que, sous les dessous de dentelles de l’heureuse élue, ne se cache pas la paire de couilles de Madame Thatcher…)

Allez, les filles ! Dimanche prochain, votez pas pour le maroquinier de service, ça sera toujours sur votre cuir qu’il fera son petit commerce ! Vous avez deux candidates, l’une qui aime Trotsky, l’autre qui aime Charlie, vous allez pas hésiter, non ?

  

Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HML des fans de Renaud