Québec, samedi 14 juillet 1984
DOSSIER
Le Festival de jazz de Montréal et le Festival d’été de Québec
Pendant que Québec 84 s’offre des soins intensifs, les grandes foules déferlent sur le Festival international de jazz de Montréal et sur le Festival d’été de Québec. On parle de magie. Depuis la fin juin, Pierre Boulet s’est immergé dans ces trois événements, à la recherche, précisément, de la… magie. |
Québec, le mercredi 11 juillet. La pluie! Les organisateurs du Festival d’été de Québec doivent s’incliner: la météo n’a pas respecté son contrat. Les spectacles extérieurs tombent à l’eau. Le chanteur français Renaud, une des vedettes du festival, se retire de la grande scène du Pigeonnier en compagnie de ses musiciens. Jusqu’à la dernière seconde, il aura espéré pouvoir donner son tour de chant. Son premier en Amérique. Mais voilà… dehors. ça tombe comme des clous.
Hôtel Clarendon. Le centre névralgique du festival. Dans l’enceinte surchauffée du bar l’Emprise, la rumeur s’amplifie depuis déjà quelques minutes: Renaud va chanter quand même. Il veut chanter. Absolument. Alors, il le fera. Ici même. Dans le bar de l’hôtel. Une décision prise comme ça, sur le tas. Spontanéité et improvisation!
Sur le petit espace de plancher qui tient lieu de scène, Renaud vient se presser contre ses cinq musiciens et ses trois choristes. La balance de son, impeccable, s’est effectuée en un temps record. Le public, qui ne s’attendait pas à cette surprise, s’agglutine. La salle déborde.
Renaud enchaîne chanson sur chanson. Une présence inouïe. Un bloc de tendresse massive qui se désagrège en moments de bonheur dans la chaude intimité du lieu. On lui demande des chansons : « Pierrot », « Mon beauf’ », « Morgane de toi »… Il les fait, il les donne, visiblement heureux. On le connaît donc si bien, ici? La rencontre a lieu, vraiment, entre un artiste et un public qui ne s’étaient jamais vus avant. Toute la passion d’un coup de foudre. Et l’émerveillement qui tient à l’impromptu.
Le journaliste français Jacques Erwan, de « Paroles et Musique », n’en revient pas: « C’est incroyable. Il y a des années en France qu’on n’a pas entendu Renaud chanter dans une petite boite. Il ne fait plus que les grandes scènes… » Le moment est privilégié. La magie a opéré.
Ailleurs, la même chose…
Montréal, le mercredi 4 juillet. Sur une scène extérieure de la rue Saint-Denis, au cœur du Festival international de jazz de Montréal, quatre musiciens français s’apprêtent à livrer une brève prestation. Tout au plus 45 minutes. Michel Portal, Daniel Humair, François Jeanneau et Henri Texier ne sont connus ici que de quelques « happy few » Leur musique n’est pas nécessairement hyper-accessible au grand public de la rue. Et en outre, ils sont crevés. Ils descendent tout juste de l’avion. Alors…
Ils attaquent. Ils improvisent. Energiques, généreux. La foule joue du coude. D’abord quelques centaines de personnes. Puis, plus d’un millier, qui jubilent et en redemandent. Une fois encore, la rencontre a lieu. Inspirée et inspirante. Le quartet se défonce, en donne et en redonne. Quatre rappels. La fièvre s’est emparée de la rue. Le spectacle aura duré presque deux heures. La magie… une fois de plus!
Le revers de la médaillé
Pendant ce temps, les journaux de Québec et de Montréal partagent les mêmes manchettes: rien ne va plus à la Corporation 1534-1984. Le « grand party », annoncé de balloune en feu d’artifice, ne parvient pas à prendre son envol. Il y manque un élément essentiel: le monde!
Pourtant, la programmation culturelle à l’affiche est loin, très loin de manquer d’intérêt. Le groupe du mandoliniste David Grisman, attendu à Québec depuis des années, n’attire que quelques centaines de personnes dans l’enceinte barricadée du Vieux-Port.
Sur les terrains de la foire « mer et monde », les boutiquiers et les vendeurs de pizza attendent en vain cette marée de consommateurs qui persiste à rester basse… extrêmement basse, si on compare aux prévisions. On parle de catastrophe. De plan de relance. De millions ajoutés.
Ici, la magie n’est pas au rendez-vous. Mais au fait, l’avait-on invitée?
Mais c’est quoi, cette magie?
Magie, magie! Bien sûr qu’il faut parler de magie. De cette magie qui tient parfois du hasard et de l’impromptu. Mais aussi de cette magie qui relève de circonstances moins aléatoires. De cette magie rendue possible par la planification et par la conceptualisation d’un événement. Par l’intégration, dans les fibres d’une programmation, de cette substance si prolifique au Québec: le sens de la fête populaire.
Le Festival d’été de Québec, depuis 17 ans, et le Festival international de jazz de Montréal, depuis cinq ans, ont créé et perpétué l’habitude d’une immense fête… grouillante, mobile, ouverte. En liberté!
« Le Festival de jazz de Montréal a littéralement remplacé les manifestations populaires de la Saint-Jean-Baptiste. Les gens avaient besoin de se retrouver… », commente le président de l’événement, Alain Simard.
Concentrées sur le segment de la rue Saint-Denis qui va de Sherbrooke à Sainte-Catherine, les activités extérieures du cinquième Festival de jazz de Montréal ont attiré, cette année, quelque 300,000 personnes en dix jours. Pas seulement des « fans » de jazz. Des curieux, des fêtards, rassemblés par cet instinct grégaire bien québécois, qui venaient découvrir une « autre musique » diffusée à coups de spectacles gratuits, de manifestations d’animation et de « jams » improvisés en pleine rue. Cette année encore, on peut parler d’un succès populaire et financier.
Même chose au Festival d’été. Concentré dans le réseau très fréquenté du Vieux-Québec, l’événement, truffé de spectacles gratuits et extrêmement variés, fait les délices d’une foule mouvante et curieuse. On bouge. On marche d’une scène à l’autre.
A l’hôtel du Parc de Montréal et au Clarendon de Québec, les chefs-lieux des deux festivals, on se croirait dans des ruches de créativité. Le public et les artistes invités se mêlent les uns aux autres. De la communication! Une place immense laissée à la spontanéité et à l’improvisation. A un endroit comme à l’autre, les fins de soirées donnent lieu à des « jams » endiablés, à des rencontres artistiques imprévues. L’imagination populaire et artistique reprend le pouvoir.
C’est qu’il y a quelque part, au sein du Festival de jazz de Montréal et du Festival d’été de Québec, un lieu de convergence, un cœur. Le succès n’est pas qu’une affaire de budgets, modestes par ailleurs ($1 million par année à Québec, et $2 millions à Montréal).
On est loin des dizaines et des dizaines de millions que les gouvernements ont déversés dans le courant « mer et monde ». Et pendant qu’on greffe budget sur budget pour alimenter le respirateur artificiel de
Québec 84, la foule, elle, se rend là où le cœur bat. Voilà pour la magie!
Source : Le Soleil