Le Bruant des cités-dortoirs

VSD

N° 81, du 22 au 28 mars 1979

L’agenda d’Henri-François Rey

Connaissez-vous Renaud ? Ce n’est point le nom d’un restaurateur, ni du chevalier qui aima Armide jusqu’à la mort. Mais celui d’un chanteur, d’une vedette du show-biz qui vend des disques comme pas un et qui vient de réussir brillamment son examen de passage au Théâtre de la Ville. Un chanteur comme les autres me direz-vous ? Pas du tout. Il ne brâme pas ses amours déçus, il n’essaie pas de faire de la sociologie en plastique, mais très précisément il se pose et se situe comme un chanteur de ban­lieue. Un zonard, bref un lou­bard. Pas punk, non rien à voir. D’ailleurs, et malgré les efforts de certains le phénomène punk, qui est spécifiquement anglais, n’a jamais très bien pris en France. Non, Renaud est un loubard, il en porte l’uniforme de cuir et, s’il n’a pas de chaîne de vélo autour du cou, c’est que sans doute ça pèserait trop lourd.

Et qu’est-ce qu’il chante ce jeune homme? Eh bien je dois le dire, avec talent, une certaine qualité de texte et de rythme, il chante ou il crie ce que sont nos grandes villes, ou plutôt les annexes, les « communs » comme on disait autrefois, de nos cités. Bref ce que sont nos banlieues, nos cités-dortoirs, nos collections de boîtes à chaussures dans lesquelles sur­vivent, sans vivre, ceux qui ont été graduellement, habilement expulsés de la ville elle-même. Et le phénomène n’est pas nouveau. Il appartient à l’histoire même de notre civilisation industrielle. Et chaque fois il a trouvé son expression populaire. Mais hélas, c’est chaque fois la même complainte rageuse, la même revendication fondamentale.

Rappelez-vous, il y a bien longtemps, ce film, La Ruée sauvage, dans lequel pour la première fois, ou  presque, on découvrait Marion Brando. Rappelez-vous ces escadrons d’hommes noirs vêtus de cuir, fous, sur leurs pégases pétaradants, et terrorisant les « paisibles » populations. Cette bande barbare, elle était constituée de loubards et pour la première fois nous les voyions matérialisés sur l’écran, détruire et saccager, bref annihiler les signes les plus agressifs d’une civilisation qui les rejetait.

Et puis, après, bien d’autres films, dont la Fureur de vivre par exemple. Le cinéma américain, année après année, nous avertissait que notre civilisation aveugle sécrétait ses propres barbares. Et qu’est-ce qu’ils font les barbares? Depuis le commencement des temps, chaque fois qu’ils ont galopé de l’Est vers l’Ouest dans leurs folles ruées, ils sont venus non pas pour rester, s’installer ou s’établir, mais pour piller et détruire des civilisations qui ne les concernaient pas et dont, obscurément, ils savaient qu’elles leur étaient étrangères donc mortelles. La barbarie n’a pas changé, ni les barbares, parce que tout simplement les raisons qui les créent sont depuis toujours les mêmes.

Traversez les banlieues et au besoin, et c’est instructif, arrêtez-vous dans un de ces innombrables bars qui les jalonnent. Alors tout à coup tout se comprend. L’ennui de tous ces garçons et de toutes ces filles, leur vacuité dans ces hideux décors de plastique et de néon. Ce n’est pas avec les flippers et les bières que l’on fait des civilisations. Et pourtant c’est tout ce qu’on leur offre, à ces hordes de jeunes qui tuent le temps comme ils peuvent avant que le temps ne les tue.

Et puis, il faut regarder autour et découvrir avec effarement jusqu’où peut aller l’incompétence, le goût du profit et la stupidité. Car enfin construire des bâtisses qui dans vingt ans seront déjà des ruines, aussi agressivement laides, aussi provocativement contre l’homme, c’est un péché et qui ne doit pas se pardonner. Comment imaginer que puisse s’équilibrer, s’épanouir un être humain dans ces camps de concentration qui n’osent pas dire leur nom mais qui en fait le sont, puisque, pour des raisons économiques, personne ne peut s’en évader.

Alors sous le ciel bas, dans le vent aigre, errent des fantômes généralement motorisés. Dans un décor déjà moisi, ils cherchent désespérément les raisons qui les ont amenés là, dans un univers où même l’horizon se dissimule derrière un rideau de pluie. Alors s’étonner de leur équipée sauvage sur Paris, de leur rodéo motocycliste, de la Bastille aux Champs-Elysées, c’est tout simplement de l’hypocrisie.

Inconsciemment ils réagissent comme les barbares du 8e siècle, ils foncent, ils détruisent, exprimant par ces gestes absurdes leur fureur d’être exclus d’une civilisation qui les utilise mais les méprise.

C’est tout cela que chante Renaud ou plutôt qu’il dessine, qu’il schématise. Bien sûr il ne fait pas de philosophie, et heureusement. Il constate, et c’est déjà beaucoup. Et s’il en fait peut-être un peu trop, il ne faut pas lui en vouloir parce qu’après tout c’est son métier. Ce qui est intéressant dans le « cas Renaud » c’est que pour une fois une sous-culture, une classe sociale que l’on n’arrive pas, au grand désespoir des technocrates, à étiqueter, s’exprime et le fait avec assez de justesse pour que le message passe et passe bien. Et, après tout, Renaud est-il peut-être l’Aristide Bruant de notre époque. •

P. DURAND

  

Source : VSD