Le Bruant du périph’

Paroles & Musique

 

par Richard Cannavo 

Il avance dans la vie, Renaud, pâle sous la tignasse raide, maigre et tremblant, de fièvre, d’impatience, de peur aussi sans doute, il avance de son pas chaloupé, jeans et santiags, avec dans le regard comme une absence, et le coeur grand comme ça. Il roule un peu sa caisse, bien sûr, mais pas plus qu’il ne faut: légende oblige, c’est tout. Il y a chez ce trouvère des temps modernes un air de gosse perdu et de profond ennui, en tout cas un étrange détachement qui semble aux confins de la mort: ce jeune homme incertain paraît jeter sur le monde un regard clinique, sans indulgence, plus amer que désenchanté; il semble considérer sa propre aventure avec une espèce de sombre indifférence -sauf à lui parler des siens, et surtout de Lolita, sept ans et demi, sa môme, sa merveille. La vie, c’est glauque… Sa vie désormais, loin des projecteurs et des millions de disques vendus, c’est sa gosse donc, cette famille qui lui tient chaud, c’est une maison au soleil, et les copains.

Mais la vie, c’est aussi ce poison dans la tête… Renaud ne fait pas, n’a jamais fait dans la dentelle: son univers est à l’image du réel, âpre, noir, tendu. Son nouvel album, magnifique, est bien dans la lignée des précédents: tout de tendresse et de pudeur, d’émotion et de sourde colère. Ni démago (ça, c’est vraiment pas son genre) ni populo, ses chansons sont les chansons « réalistes » de nos temps de métal; à un siècle exactement de distance, Renaud, c’est notre nouveau Bruant. Un Bruant des banlieues tristes dont le Montmartre serait la Porte de Vanves et les boulevards de ceinture, le tourniquet du périph’ et les terrains vagues de la « zone ». Un univers sans joie, oui: Renaud, c’est un trottoir mouillé sous les réverbères et les zincs de banlieue, les heures grises aux comptoirs de la nuit, les coups de blues au petit jour et le malheur inéluctable – toutes les petites crasses minables du quotidien. Un siècle d’écart et c’est pourtant le même langage, le même regard, surtout: les histoires de Renaud sont des faits divers sans importance, des tranches de pauvres vies traversées de loubards, de zonards et de paumés en tout genre, silhouettes furtives, humbles et sans poids sur la terre. Et vraies, toujours.

Enfant du flipper et des « meules » trafiquées, ce casseur fluet au regard traqué va son chemin chaotique sans offenser personne, mais portant sa vérité au bout de ses poings serrés. Il est un peu sonné par la gloire, les bravos, les dollars, Renaud, lui qui, sans transition, sera passé des courants d’air glacés du métro à la brûlure des sunlights.

Alors, pour se ressourcer sans doute, pour oublier aussi la frime et le mensonge et les envies d’un métier fait de tant d’artifices, il vient respirer un peu d’amitié dans son quartier du Marais, dans ces vieux bistrots brumeux avec des toiles cirées sur le Formica, des voilages jaunis aux carreaux, et l’empreinte de tant de demis sur les comptoirs de bois.


Il est ici chez lui, Renaud, copains-frangines, il a son coin de table et son ardoise, comme vous et moi, et puis le sourire de la patronne, et celui de ses ‘potes’, complice. Il est chez lui, il baigne dans cet univers comme Gérard Lambert navigue à vue sur sa mob’. La cogne, la drague, l’alcool de temps à autre, le flipper fatigué et la rumeur de la ville: tout y est, et jusqu’à cette espèce de désespoir diffus, ce vague écoeurement, cette lassitude poisseuse où l’on n’en finit jamais de patauger. Alors, chanter ?

Pourquoi pas chanter ? De faire ça, disons que ça l’occupe, ça l’empêche de flipper sur le reste, sur la vie qui s’en va, ça l’empêche de penser à demain, à dans dix ans, dans vingt ans, pourquoi pas dans un siècle, lorsque des brumes du malaise surgira un nouveau Bruant, qu’on qualifiera peut-être alors de nouveau Renaud, « même langage, même regard surtout… » En attendant, il veut croire en sa chance, Renaud, il veut faire taire cette petite voix en lui, cette peur, insidieuse…

Parce que la vie, oui, c’est aussi ce poison dans la tête… Et si tout s’écroulait soudain ? La gloire, l’argent, tout cet amour, cette douceur de la vie, comme une infinie caresse… Pire, si tout ça le dévorait un jour, et détruisait l’essentiel ? Il se tait un instant, le regard perdu; un sourire furtif, un plissement des yeux, et il reprend sa môme sur son épaule, sa guitare et, sans un mot, il s’éloigne, à pas traînants, un rêve incertain dans le bleu de ses yeux. Après tout, qu’a-t-on trouvé de mieux que la réussite pour respirer la liberté, et qu’un enfant pour se donner l’illusion du bonheur ?…

 

Source : Le HLM des Fans de Renaud