N° 23, 2 décembre 1992
Renaud : Bille en tête
Apéro du matin, chagrin…
Ça commence à faire long. Quatre mois que je suis sur ce tournage, y’en a marre ! Au début ça m’éclatait, maintenant j’ai hâte de retourner à mes chansonnettes. Faut dire que « acteur » c’est franchement la plus mauvaise place sur un film. Tout le monde bosse, y’a que toi qui glandes. De temps en temps on te dit de te mettre là (ou là), tu balances quatorze fois la phrase et tu retournes vaquer à ton ennui. La première fois que tu balances c’est pour une répétition, en général t’es bon. La deuxième fois t’es encore pas mauvais, mais il faut la refaire à cause d’un nuage qui fait chier, d’un rayon de soleil pas raccord, ou d’un problème de caméra ou de n’importe quoi. Quand tous les problèmes techniques sont réglés, quand t’es sûr que cette quatorzième fois tout baigne, quand tout ne repose plus que sur TOI, t’as une espèce de montée d’adrénaline qui vient te tétaniser les sphincters de la gorge, et quand, avec un peu de bol, tu te prends pas les pinceaux dans ton texte, c’est avec une voix de fausset, chevrotante et nouée, que tu récites ton Zola. Quand Berri dit « Coupez ! » tu te dis qu’on va forcément la refaire, que t’étais trop à chier, que tu vas finir par te faire virer, que d’toute façon t’avais rien demandé, qu’y z’avaient qu’à prendre un vrai acteur… Eh ! ben, souvent, c’est cette prise-là qu’on garde. Après, quand tu te vois, le soir, en projection, tu envies le mec qui fait le clap…
Souvent c’est moi qui fais le clap. Quand je suis pas dans la scène qu’on tourne, je pique son bout de bois à Toufik, le clapman, qui le fait pas mal mais quand même moins bien que moi, et j’annonce « 124 sur 2, quatorzième ! ». Ça paraît tout simple à faire mais c’est pas évident : faut pas claquer le bout de bois zébré noir et blanc sur l’autre bout pendant que tu parles, ni encore moins avant. Faut pas mettre tes doigts entre les deux bouts, sinon ça fait pas « CLAP ! », ça fait « AÏE ! ». Faut t’en aller en loucedé aussitôt que t’as clapé, pis surtout, faut articuler à mort ! L’autre jour, par exemple, Depardieu et Carmet ont absolument voulu que je vienne boire l’apéro avec eux. L’apéro du matin. Moi je veux bien manger des rillettes à dix heures en buvant du vin d’Anjou, mais seulement si je travaille pas après. Ça tombait bien, ce jour-là je travaillais pas après. J’avais prévu de faire le clap. Donc on a goûté le vin de Depardieu. J’en ai bu deux verres et eux aussi un litre ou deux. Après j’ai continué à la bière parce que c’est quand même meilleur, surtout la « Blanche », ça te coule dans la gorge comme une vague d’écume de la mer du Nord, ça sent le sel et la frite, c’est chargé de la sueur des hommes qui travaillent la terre, la dure terre du Nord semée de houblon, pas la terre molle et con pour vignobles angevins approximatifs. Bref, j’étais bourré. Quand j’ai voulu faire le clap, autant j’arrivais encore à peu près à claquer l’engin pour la caméra, autant pour dire « 176/B sur 3, seizième », j’ai jamais pu.
Pis le soir, Berri m’a dit qu’il fallait que j’arrête de faire boire Depardieu…
Quand je fais pas le clap, je file un coup de main à la déco. Là, on se fend la gueule. Les mecs et les nanas qui font ça y sont supers. Tout le temps tout sales, les mains pleines de cambouis, du charbon partout, mais quand t’as besoin d’une locomotive à vapeur avant midi et qu’il est dix heures, y te la trouvent, sinon ils la fabriquent, et tu l’as à l’heure. Après on se rend compte qu’on n’en avait pas vraiment besoin pis qu’elle sera pas à l’image mais c’est pas grave. L’autre jour fallait enduire de graisse les machines d’une usine, y m’ont prêté un pinceau, j’en avais partout, on a bien rigolé.
Les électros et les machinos aussi y sont supers. Y z’ont des gilets avec des poches partout et des ceintures avec plein de trucs qui pendent. Des lampes torches Maglight, du Chatterton, des couteaux, des décapsuleurs, tout ça… l’autre jour y m’ont accroché des boîtes de bobines en fer blanc sous ma bagnole, quand je roulais ça faisait « gling-glang », un peu comme eux quand y marchent. Mais je m’en fous, j’ai même pas remarqué, c’était le jour où j’avais bu l’apéro avec les acteurs…
Y’a aussi la régie. Là aussi j’aime bien y aller, d’abord y’a plein de filles gentilles et jolies, et puis des Macintosh, des fax et des téléphones. Le soir, après le boulot, c’est une vraie volière. Ça gueule dans tous les sens, tout le monde vient en même temps soulever un problème très chiant dont tout le monde se fout, le directeur de production râle après tout le monde et même après moi (que soi-disant j’aurais fait boire Carmet), il s’énerve après l’assistant qui vient encore de planter une bagnole dans le brouillard, l’assistant dit que c’est à cause des bobines de film qu’étaient accrochées dessous, pis après, le directeur, pour nous punir tous, il fait tomber quelques bouteilles de champ’ et les filles se réveillent.
Des fois aussi, quand je suis pas du plan qu’on tourne, je me mêle à la foule des figurants, habillé en mineur, noir de charbon, je me prends une brouette et je vais très loin, tout au fond du décor sur le carreau de la mine mais quand même dans l’axe de la caméra et quand Berri dit « Moteur ! », la scène se tourne avec, en arrière-arrière-plan, le figurant le plus cher de l’histoire du cinéma mondial. Personne n’y voit que du feu, pis vaut mieux. Je l’ai fait qu’une fois, j’ai pas intérêt à me faire gauler… Cela dit, ça mange pas de pain, puisqu’à l’écran, finalement, je me suis pas vu, j’étais caché par une locomotive et puis la scène ils l’ont pas gardée…
Aux journalistes et aux badauds qui m’ont demandé cent mille fois si c’était mon premier film et à qui j’ai répondu cent mille fois « non, mon dernier ! », dorénavant je préciserai « comme acteur »… Par contre, si vous entendez parler d’un tournage qui se prépare, si y z’ont besoin d’un clapman… je vous jure que je ferai pas boire le perchiste !
Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HLM des Fans de Renaud