Le Renaud sans peine

Le Français dans le monde

N° 207, février-mars 1987

« Nous aimerions bien travailler avec les chansons de Renaud, mais nous ne comprenons pas son argot » : cette phrase, je l’ai entendue des dizaines de fois dans la bouche de professeurs de français à l’étranger, de Munich à Bangui, et de Vienne à Pékin.

Et j’ai donc pensé consacrer une de mes chroniques au vocabulaire de Renaud. La chose était facile puisque l’ensemble de ses textes a été publié en 1986 dans un petit livre [1] et qu’il suffisait au fond d’y relever les mots n’existant pas dans le dictionnaire et de les traduire, pour effectuer un mini lexique renaldien… Mais, en me livrant à cette tâche un peu fastidieuse, (c’est fastoche, d’accord, mais à la longue ça fout les glandes…), je me suis rendu compte que ce vocabulaire était très caractéristique de l’univers du chanteur et qu’il était possible de faire coup double, de structurer ses références idéologiques et métaphysiques, sa weltanschauung pour parler comme lui, en structurant son lexique argotique. Et comme chacun sait que le sens c’est l’usage, et qu’il n’y a guère de différence entre la sémantique et la syntaxe, point n’est besoin en fait de traduire ce lexique : vous allez voir que tout est lumineux dans ce Renaud sans peine.

Ainsi, l’espèce humaine s’y divise en deux groupes sexués. D’un côté, côté masculin, il y a les poteaux, les aminches, les escarpes, les larrons, les rombiers, les frangins et les grinches, de l’autre, côté féminin, les sauterelles, les amazones, les meufs, les pisseuses, les souris, les morues, les pouffiasses. Ces derniers termes pourraient laisser croire à un certain antiféminisme de l’auteur, d’autant que ses descriptions sont bien pauvres, son blason des corps féminins se limitant à deux termes, culasse, nibards, et baste, mais non, ne vous y trompez pas, les mecs aussi sont dans le collimateur : minet, givré, tocard, blaireau, ringard, faux-cul, marlole, gogo, barge, barjo, vous avez le choix pour vos injures et pour vos rimes. Autre domaine d’une extrême richesse, celui de la « castagne ». La chanson « Laisse béton », comme chacun sait, nous fournissait déjà un beau paradigme de la gifle ou du coup de poing, que le reste de l’œuvre enrichit : baston, beigne, gnon, torgnole, châtaigne, marron, patate, mandale, pain, sans oublier l’expression se friter avec quelqu’un ou lui mettre la tête au carré. Par contre le vocabulaire vestimentaire est assez pauvre : des grolles ou des pompes, en fait le plus souvent des santiags, un futal sur les jambes ou les guiboles, rien de plus, voilà pour les fringues.

Restent les plaisirs de la vie : une mobylette (meule, mob, chiotte, bécane) ou une voiture (tire, caisse, bagnole), le cinoche, la surboum ou le baloche, tout ce qu’il faut, sans dec’, pour être peinard, pour rien glander, pour s’éclater, pour que ça baigne, pour avoir la gaule ou la frite s’il n’y avait bien sûr les flics, les keufs, les barbouzes, les roussins, côté autorité, et côté famille le beauf ou la belle-doche, bref tout ce qui fait gerber ou donne la gerbe, qui vous gonfle, vous fait craquer, et alors il faut mieux se casser, mettre les bouts, s’arracher ou décaniller.

Ajoutons à cela le vocabulaire particulier de la drogue, du H à l’herbe, du joint au pétard, à la blanche ou à une ligne (de cocaïne, bien sûr), y’a qu’les fauchés qui sniffent la trichlo, tout cela comme il se doit vendu par des dealers un peu blêmes, pour un trip auquel Renaud s’est toujours opposé : lui, il préfère le flip (le flipper). C’est plus cool, en fumant une tige, une bonne goldo. Dans cet univers un peu glauque, il y a aussi une flopée de pochtrons, ces ivrognes qui vont de muflée en muflée, bref qui se pintent la gueule. N’oublions pas les musiciens, pardon, les musicos, qui transportent leur matos et qui jouent au feeling sur leurs grattes qu’ils se planquent chaque soir de peur qu’on leur chourave : les voleurs sont parfois amateurs de guitare… Certes, tout ne se laisse pas ainsi organiser en champs sémantiques bien carrés. Renaud utilise un grand nombre de syntagmes et de termes argotiques inclassables dont je vous laisse apprécier l’extrême poésie dans cette courte histoire d’amour que j’ai bien sûr inventée pour les besoins de la cause (dans la vie les histoires sont rarement aussi belles, même si elles finissent parfois mieux) : Elle était belle comme un soleil, et j’en avais marre de marner, alors je lui ai proposé la botte, histoire de la tringler, mais à force de cartonner des gonzesses on finit par se faire plomber, et pour me faire soigner, vu que j’étais raide, bref que j’étais fauché, j’ai dû taxer un pote, il m’a passé du blé, quelques tunes, pas plus, mais moi j’étais morgane d’elle, j’lui ai écrit une bafouille pour lui dire laisse béton ta vie conne comme un manche, on va s’ranger des bécanes, viens, si t’as les crocs on va becqueter, si tu tombesen cloque, chouette, on aura un bébé, elle était tellement belle que j’faisais que la matermais j’avais pas la cote, elle m’a laissé tomber, et pour me consoler j’ai acheté un clébardqui gueule chaque fois qu’un facho passe par là, mais faut pas lui en vouloir, il aime que les prolos. Quand il fait trop d’boucan je lui fous des coups d’lattes, ou j’le gerbe dans ma piaule, j’sais c’est un peu cradingue, mais ce clebs il fout les glandes.

Bien sûr un tel condensé dénature quelque peu l’œuvre de notre créateur qui sait jouer sur divers registres, y compris les plus poétiques. En outre son univers n’est pas si noir : il ne faut pas, par exemple, oublier un thème central de son œuvre, celui de l’enfance, des minos, des lardons, cette époque bénie où l’on bouffait des bombecs fabuleux et des mistrals gagnants (non, ne cherchez pas, ce n’est pas de l’argot mais une marque de bonbons…), où on s’lavait les pognes avant d’passer à table. Dans ma tête, chante-t-il quelque part, j’ai toujours dix ans, ou dix berges pour rester dans le ton. Et ceci fait de son lexique une sorte d’argot de pacotille : rares sont les mots vraiment incompréhensibles, ou cryptiques. Il emprunte surtout à une sorte d’argot commun, celui des adolescents, argot certes en constant devenir mais qu’il est facile de suivre à la trace et dont certains mots sont déjà anciens intégrés dans le vocabulaire général presque, un argot dans lequel un portefeuille s’appelle depuis plus de 30 ans un larfeuille, dans lequel depuis soixante ans on ne roule pas durant kilomètres mais des bornes, dans lequel on ne prend pas quelqu’un par le cou mais par le colback, mais ce terme date au moins de 1899… Et même ce verlan (l’envers, bien sûr) qui l’a rendu célèbre avec son laisse béton (laisse tomber qui fait de flic un keuf, de femme une meuf, d’arabe un beur, même ce verlan vous dis-je date de plus d’un siècle.

Voilà donc pour ce Renaud sans peine vous n’aurez dorénavant plus d’excuses pour ne pas faire profiter vos élèves de ces trésors de poésie. Bien sûr j’ai peu dérogé à ma règle qui veut que parler de chanson signifie aussi parler de musique, de rythmes, mais que voulez-vous, la stylistique a aussi ses charmes. Salut les aminches !

Louis-Jean Calvet

(1) Renaud, Mistral gagnant, éditions du Seuil, 1986, 200 pages.

Source : Le HLM des Fans de Renaud