27 mai 2002
Il nous a manqué. Sept ans d’absence n’ont pas suffi à nous faire oublier son bandana rouge, ses cheveux longs, ses yeux charmeurs…et ses chansons tendres. Pourtant, Renaud était loin. Loin du succès, loin de son passé, loin du bonheur. Seul dans sa souffrance. Rencontre avec un homme qui réapprend à vivre.
« Dès que le vent soufflera/Je repartira. » En 1983, quand Renaud écrivait cette chanson, il ignorait qu’elle serait prémonitoire. Qu’un jour, comme le marin que l’on croyait disparu, englouti à jamais par une vague trop haute, trop forte, il referait surface. Que, à nouveau maître de sa vie, capitaine au long cours de la chanson française, il serait capable d’entrer en studio. Et que ça ferait un « Boucan d’enfer » (Virgin), titre de son treizième album, le plus intime de sa carrière, dans les bacs cette semaine. Sept ans d’absence, sept ans de névrose au cours desquels Renaud a touché le fond. Car c’est pas l’homme qui prend les nerfs, c’est les nerfs qui prennent l’homme, tatatan… Renaud est un miraculé. A force de volonté, et grâce à ses amis qui ne l’ont jamais lâché, il s’en est sorti. La dépression, l’alcool, c’est fini. A tous les démons qui venaient le hanter et sclérosaient tout veine créatrice, il a enfin dit non. Le départ de sa femme, Dominique, après vingt-deux ans de mariage, il tente aujourd’hui de l’accepter, de le comprendre et de le gérer. Parce qu’elle est et restera la seule femme qu’il ait jamais aimée. Parce que, ensemble, ils ont une fille, sa fierté. La tête haute, décidé à retrouver son public, Renaud aborde la cinquantaine, franchement. Il nous raconte ses moments de profonde mélancolie, ses angoisses, ses peurs. Sa descente aux enfers et son retour à la vie. Dans une brasserie chic de Montparnasse, il se met à table. Entre deux gorgées d’eau minérale.
Elle. Comment allez-vous ?
Renaud. Ça va … j’ai pris de bonnes résolutions depuis trois mois. Je marche à la Vittel. Il ne me reste plus qu’à arrêter de fumer. Ce que j’envisage de faire pour mes 50 ans. Je serai débarrassé de tous ces poisons. Trente-cinq ans de tabac, franchement, ça va !
Elle. Sept ans sans nouvelles chansons de Renaud, c’est long… Manquiez-vous d’inspiration ?
Renaud. J’avais peur. Il y a cinq ans, j’ai écrit quatre chansons. Après, plus rien. Le trou noir. Trou que j’ai comblé par une drogue : l’alcool. Une drogue dure, contrairement à ce qu’on a l’habitude de dire. J’étais victime du mal du siècle, la dépression. Au milieu de cette dépression, je me suis séparé de mon épouse. Ça n’a pas arrangé les choses. J’étais partagé entre mon litre quotidien de pastis, les antidépresseurs, les anxiolytiques et les neuroleptiques. Tout ça ne fait pas très bon ménage. Ni sur le mental, ni sur le physique.
Elle. Quand avez-vous senti les prémices de cette dépression?
R. Vers 45 ans, j’ai commencé à ressentir une certaine mélancolie, la nostalgie de mon enfance surtout. Et puis, la souffrance de voir ma fille grandir, quitter l’adolescence pour l’âge adulte. Le sentiment qu’elle m’échappait un peu. Sans oublier la vieillesse, les courbatures. Je ne pratique aucun sport. On ne peut pas dire que je suis l’être le plus épanoui physiquement du monde !
Elle. Comment cette angoisse du temps qui passe s’est-elle manifestée chez vous ?
R. J’ai été victime de crises de paranoïa. J’avais peur d’un complot. J’étais persuadé qu’on me voulait du mal, qu’on m’espionnai, que mon téléphone était sur écoute. Je comprends Karen Mulder quand elle évoque les moments difficiles qu’elle a traversés, les micros espions placés sur ses fenêtres… Se sentir persécuté est horrible.
Elle. Pour vous sortir de cette dépression, avez-vous reçu une aide psychologique ?
R. J’ai renoncé après avoir épuisé cinq psys. Je ne suis pas convaincu de l’efficacité de la psychiatrie ni de la psychanalyse. Peut-être ne suis-je pas tombé sur les meilleurs. La plupart d’entre eux me laissaient parler et quand ils me donnaient leur sentiment, c’était pour me dire : « Il faut vous bouger, il faut arrêter de boire, il faut aller au musée, voir des expositions, faire du sport. » Pour ce genre de conseils, merci, je n’avais pas besoin d’eux. J’avais mes copains. Pour décrocher de l’alcool, j’ai passé dix jours à la clinique Villa Montsouris. J’ai dit stop. J’en avais marre de me détruire, de passer pour une épave.
Elle. Dans la chanson « Boucan d’enfer », vous dites : « Pourtant y’a bien pire que mourir/Y’a vivre sans toi… » Dominique est-elle la femme de votre vie ?
R. Il m’a fallu du temps pour comprendre qu’entre nous il s’agissait d’une séparation et non d’une rupture. On ne vit plus sous le même toit mais on s’aime toujours. Une séparation de corps mais pas d’esprit. Je me permets de dire qu’elle ne m’a pas remplacé ni dans son cœur, ni dans sa vie. On se voit quasiment tous les jours. On ne peut pas détruire vingt-deux ans de vie commune et d’amour.
Elle. Qu’est-ce qui n’allait plus entre vous deux ?
R. J’avais changé avec les années. Je n’avais plus la même joie de vivre qu’à 20 ou 30 ans… Plus les mêmes passions non plus. Je ne sortais plus. Ni au théâtre, ni au cinéma. Les vacances m’ennuyaient. Je n’aime pas le soleil, je n’aime pas la plage. Ma femme adorait ça. J’étais devenu impossible.
Elle. Cette séparation n’est-elle qu’un chapitre dans votre histoire d’amour ?
R. Oui. On vit notre histoire d’amour différemment. D’un peu plus loin. On ne partage plus la même vie quotidienne.
Elle. Est-ce plus sain ?
R. Peut-être. Si demain je devais tomber amoureux d’une autre femme – ce qui n’est pas dans mes projets -, je n’envisagerais pas une vie commune, sous le même toit. Quand j’ai rencontré Dominique, je pensais vieillir et mourir avec elle. A l’image de mon papa et de ma maman qui sont encore ensemble. Mon père a 91 ans, ma mère 80 ans. Ils s’aiment toujours.
Elle. Et votre tournée entre 1999 et 2001 vous a-t-elle redonné confiance en vous ?
R. Bien sûr. Cette tournée, simplement intitulée « Une guitare, un piano et Renaud », m’a permis de voir si le public était toujours présent et si les chansons de mon répertoire tenaient la route dans une formule plus épurée, plus acoustique. Je n’ai pas été déçu : sans promo, j’ai réussi à toucher 250 000 personnes en dix-huit mois. Je me rendais bien compte que je n’allais pas chanter mon passé durant toute ma vie. A la fin de cette tournée, j’ai replongé. Il a fallu huit mois pour que l’inspiration revienne.
Elle. Comment le déclic s’est-il opéré ?
R. Je le dois à un copain homosexuel. Depuis des années, il me tannait pour que j’écrive une chanson sur les pédés. Pas les folles genre Village People bardées de cuir et percées de partout. Non, sur le pédé de base, le petit pédé de province, employé de bureau qui atterrit dans le Marais. J’étais effrayé par la chanson de Charles Aznavour « Comme ils disent » qui traite tellement bien le sujet. Un soir, pour relever le défi, j’ai écrit « P’tit pédé » pour lui faire plaisir et me faire plaisir. Même si la société a évolué dans ce domaine, je trouve qu’elle reste « un peu » homophone…
Elle. La moitié des chansons de votre nouvel album ne parle que de vous et de votre souffrance. Comme si vous donniez votre vie privée en pâture. S’agit-il d’un manque de pudeur ?
R. J’ai toujours fonctionné comme ça. Est-ce qu’ « En cloque » était une chanson pudique ? Je ne pense pas. Ça n’empêche pas le public d’avoir les larmes aux yeux. Les gens qui me suivent depuis les premiers albums aiment que je chante ce que j’ai sur le coeur. Si j’ai du chagrin, j’ai envie de le leur dire. Avec de jolis mots, de jolies musiques. Je sais que mon chagrin peut correspondre à celui d’autres personnes. J’ai souvent le témoignage de gens déprimés qui écoutent mes chansons les plus tristes. Ça leur redonne la pêche. Normal, ils se sentent moins seuls. Peut être le prochain album sera-t-il plus altruiste. Ce sera l’occasion de parler du chagrin de Dominique. Elle aussi a souffert dans cette séparation. J’ai très envie de rectifier le tir et de moins centrer tout sur moi.
Elle. Frédéric Dard a dit : « Renaud fait le boulot de Verlaine avec des mots de bistrot ». Qu’en pensez-vous ?
R. Je me souviens. Il avait écrit ces mots pour présenter l’album « Mistral gagnant », en 1985. Il avait raison. J’ai toujours aimé et fréquenté les bistrots. Ils sont comme mon port d’attache : le lieu de rencontre avec mes amis qui ne m’ont jamais lâché, qui m’ont tenu fort la main. Ce retour à la vie, à la musique, c’est à eux que je le dois : Jean-Pierre Buccolo, le compositeur de « Boucan d’enfer », Dominique, le fils Tiberi, Etienne Rhoda-Gil et tant d’autres. Ils m’aiment plus que je ne le mérite.
Elle. Vous avez écrit « Docteur Renaud, Mister Renard ». Qui sont-ils ?
R. Docteur Renaud est le gentil chanteur qui a du succès. Certains le considèrent comme un poète. Mister Renard, c’est le côté sombre du personnage. Mon côté tendance à pochetronner. Aujourd’hui, j’espère que Renard s’est fait la belle et que Renaud va définitivement reprendre le dessus.
Elle. Dans « Tout arrêter », on vous sent désabuser : « J’ai arrêté de croire en tous les idéaux/Arrêté de donner mon obole aux Restos… » Vous avez été un pilier de la contestation. Renaud se serait-il calmé ?
R. C’est une façon de dire mon ras le bol à l’engagement humanitaire. J’ai été trop déçu par des associations qui avaient l’air formidables et qui se sont révélées des repaires de détourneurs de fonds. Il est évident que les grandes causes me touchent toujours mais je n’ai plus envie de passer pour un chanteur engagé, un donneur de leçons. J’en ai payé les frais à une époque. On m’a traité de soixante-huitard attardé menant des combats d’arrière-garde. Les antimilitaristes ou les anticléricaux risquent d’être déçus avec cet album… Tant pis pour eux.
Elle. Seul, José Bové, que vous citez dans « Je vis caché », semble être digne d’intérêt. Pourquoi ?
R. Son action contre les multinationales de la malbouffe est remarquable. En revanche, j’ai trouvé franchement inopportune sa visite à Arafat que je ne considère pas comme un grand démocrate…
Elle. Il y a dix ans, vous interprétiez Etienne Lantier dans « Germinal », de Claude Berri. Aujourd’hui, vous finissez le tournage de votre deuxième long métrage, « Crime Spree », sous la direction de Brad Mirman. Comment appréhendez-vous cette nouvelle expérience ?
R. Avec la plus grande lucidité. N’ayant pas croulé sous les propositions depuis dix ans, je me dis que je ne suis pas indispensable au cinéma ! Pour moi, c’est un rêve de fosse de tourner avec Harvey Keitel, Johnny Hallyday… C’est aussi l’occasion de retrouver Gérard Depardieu. Je trouve plutôt chic de dire « Moi je ne donne la réplique qu’à Depardieu ! »
Interview de Françoise Delbecq
« Boucan d’enfer », 1 CD Virgin (dans les bacs le 28 mai)
Source : Le HLM des fans de Renaud