Le retour du taille crayon

Charlie Hebdo

N° 21, 18 novembre 1992

Renaud : Bille en tête

L’un des deux trous est interdit par le nouveau catéchisme

À la recherche du temps perdu, des couleurs et des odeurs disparues à jamais, en quête d’un trésor englouti sous les années écoulées, à la poursuite d’un diamant qui n’a plus que les couleurs de la mélancolie, j’ai glissé mes yeux ushuaia dans le cartable de ma môme et, pendant qu’elle avait le dos tourné vers la beauté de sa mère, je lui ai piqué sa trousse. Séquence nostalgie…

Ça va. Les stylos Bic n’ont pas changé. Même forme, même couleur, même capuchon pointu dont l’embout effilé nous curait les ongles, il manque le petit bouchon de plastique mou au bout, il a dû être arraché d’un coup de canine et mâché comme prévu. Le corps est toujours en plastique transparent avec le petit trou au milieu qu’il fallait boucher si tu voulais faire une sarbacane efficace. Efficace pour balancer les boulettes de papier mâché sur la nuque rasée du fayot du premier rang. C’est bon, les crayons noirs non plus n’ont pas bougé. Elle a le classique, jaune orangé, les marques de ses petites dents au bout, imprimées en creux dans le bois tendre, et les « grand luxe », le rouge à lisérés noirs et sa femelle, jaune citron, lisérés noirs aussi, avec sa petite gomme mauve sertie au bout dans une bague de métal doré. Trop jolis ceux-là… épargnés. Pas de traces des quenottes de mon p’tit écureuil préféré. Faisant double emploi et, de toute façon, jamais employé, voici l’incontournable Critérium. Drôle de nom pour un porte-mine… Tout en alu, avec, au bout, la petite gomme bleue qui gomme rien et les mines cassées dedans.

Pour le taille-crayon, vous m’excuserez, je vais à la ligne…

Le même. En alu aussi. Ou, en tout cas, en métal argenté. Deux trous, deux tailles : crayon normal et gros crayon. On n’a jamais eu de gros crayons ! Ca fait quarante ans que je me suis pas servi du gros trou du taille-crayon. Peut-être une fois ou deux, juste pour tailler le capuchon de mon Bic et me fabriquer des épluchures de plastique rouge… Et puis le même goût sur la langue. Lolita n’avait jamais goûté aux lames d’un taille-crayon. Mon amour, tu allais te priver d’une nostalgie pour mille ans assurée. Hein, j’avais raison, un goût de métal, de citron et d’électricité… Le goût de l’école, probablement.

J’ai beau fouiller, je crois que c’est tout. Le reste est résolument moderne, désespérément d’aujourd’hui. Des surmarqueurs Stabilo pour enfermer les mots dans d’ignobles cadres roses ou vert fluo, une gomme à la fraise en forme de panda, un stylo à plume en plastoque rouge avec des Mickey dessus, plein de feutres, une boîte cabossée de cartouche d’encre Waterman et un ridicule stick de colle Uhu. Pas de porte-plume, pas de plumes sergent-major en vrac au fond de la trousse, ni des rondes ni des biseautées en forme de flèches, pas de pot de colle blanche qu’on sniffait en cachette parce que ça sent bon les amandes ou le sirop d’orgeat, pot en plastique vert transparent, capuchon blanc, pas de double décimètre un peu écaillé aux bords avec la petite vis dorée au milieu. Un compas tout neuf, jamais servi, sert à rien, un rapporteur et une équerre nickel aussi, pis des ciseaux à bouts ronds.

Je remets la trousse dans le cartable, entre une belle boîte de crayons de couleur Caran d’Ache (Ah ! quand même…) et une calculette, paraît-il autorisée (on croit rêver…), je tombe sur un petit sachet de papier blanc. Dedans, quelques fraises Tagada, quelques nounours gélatineux, une boule de coco et trois Carambar.

Lolita, si tu lis Charlie cette semaine : les carambars, je t’assure, y m’semble vraiment que y’en avait qu’un seul…

  

Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HLM des Fans de Renaud