Nouvel Observateur, décembre 20Supplément du Nouvel Observateur n°1988.
Avec le bien nommé «Boucan d’enfer », cette année 2002, Renaud fait un retour retentissant. Oeil bouffi et moustache blanchie, il chante son voyage au bout de la déchéance : sa femme l’a quitté, l’inspiration a pris la fuite, et il s’est mis à boire consciencieusement – à moins que ce ne soit le contraire. Docteur Renaud et Mister Renard se sont entraînés mutuellement dans une lente descente aux enfers. Désespéré, le chanteur a cherché une oreille attentive pour se confier ; par le disque et par la scène, il en a trouvé des milliers. Il se dit très touché par l’accueil du public au cours de l’émission que lui consacre France 3 où il voit défiler sa vie sur écran géant, sous forme d’images d’archives qu’il commente sur le ton de la confidence. L’autoportrait de ce gamin de Paris un peu craignos, à la fois porte-parole de la mauvaise graine (« Laisse béton », « Marche à l’ombre », « Dans mon HLM »), sociologue ou politologue (« Fatigué », « Miss Maggie », « Manhattan-Kaboul ») et grand sentimental devant l’éternel (« Ma gonzesse », « En cloque »), est très complet. Il fallait bien deux heures pour venir à bout du sujet Renaud : l’enfance sous le signe des Gémeaux, la lente ascension vers le succès, et puis ses amis, son amour, ses emmerdes…
Renaud ne s’est pas rebellé pour la frime ou pour la forme. Revolté, il l’est tout petit déjà. Révolté, il l’est par cette manière que tout le monde avait de les appeler « les jumeaux » et de les vêtir à l’identique, son frère David et lui. Révolté par le système scolaire, qu’il quittera prématurément en avril 1969. Révolté par ce monde qui ne tournait pas très rond hier et pas davantage aujourd’hui. Révolté, enfin, comme Hugues Aufray, son idole de jeunesse, qu’il cherche à imiter en optant pour la protest song. Comme Hugues Aufray avec « Santiano », Renaud rendra un vibrant hommage aux marins : « C’est pas l’homme qui prend la mer / C’est la mer qui prend l’homme… » (« Dès que le vent soufflera »). Mais c’est en Mai-1968 que sa révolte prend corps. A la Sorbonne, il s’affronte quotidiennement aux forces de l’ordre, écrit sa première chanson (« Crève salope ») et entre dans le Groupe Gavroche Révolutionnaire. Sur un film d’époque, un Renaud au physique d’adolescent récite à ses amis « Vive la vie », un sketch de Guy Bedos.
S’il écrit quantité de chansons, Renaud rêve secrètement de devenir comédien. Sa rencontre lumineuse avec Patrick Dewaere à Belle-Ile en 1971 est déterminante. Invité au Café de la Gare, où se produisent notamment Romain Bouteille, Miou-Miou et surtout Coluche, il découvre que le théâtre est vivant. Renaud devient la mascotte de la troupe. Il participe à quelques téléfilms, mais il faudra attendre 1993 pour le voir crever l’écran : Renaud et Lantier ne font plus qu’un sous l’œil de Claude Berri dans son adaptation au cinéma de « Germinal » de Zola. S’il a semé le désordre sur le plateau en réclamant de meilleures conditions de travail pour les figurants, Renaud s’est passionné pour cette aventure. Car si son père descend d’une famille d’intellectuels, les ouvriers du Nord peuplent l’arbre généalogique de sa mère. « La rencontre de ces deux êtres a fait que je suis devenu ce que je suis. Le Sud et le Nord, le pastis et la bière, le socialisme bon teint et le prolétariat rouge », précise-t-il.
Fils spirituel d’Hugues Aufray, Renaud est également très influencé par l’univers d’Aristide Bruant. « J’ai chanté Paris et la banlieue en essayant d’être sociologue », explique-t-il. Avec son total look de loubard titi parisien et son parler verlan, il représente à la fois les blousons noirs et les gens du peuple. Les idées qu’il prône sont proches d’un communisme révolutionnaire. Il fallait le voir interpréter « Camarade bourgeois » dans l’émission grand public de la très consensuelle Danièle Gilbert ! Plus tard, son action l’entraînera tour à tour à soutenir François Mitterrand (en 1981 et 1988), puis à s’engager derrière Greenpeace, à chanter pour les enfants d’Ethiopie, à lutter contre la chasse à la baleine (ce qui lui vaudra six heures de prison) et contre la déforestation, etc. On l’a compris, depuis que Baltique a perdu son maître, Renaud est écolo. Mais le chanteur énervé n’est jamais plus émouvant que lorsqu’il parle de Dominique, la femme de sa vie, et de Lolita, leur fille. elles lui ont inspiré quelques unes de ses plus belles chansons, notamment « Mistral gagnant », écrite en quelques minutes alors qu’il se trouvait trop loin d’elles.
La surprise de cet autoportrait que diffuse France 3 reste ce passage où Renaud, penaud, raconte son premier et dernier casse. Cette nuit où il est entré par effraction dans une studette minable pour découvrir un couple assoupi. Et de s’apercevoir qu’il n’y a rien à voler, ni argent, ni bijoux, ni chaîne hi-fi. Sans se dégonfler devant son complice, il s’empare d’une vieille Kelton et prend lâchement la fuite. « J’ai volé un pauvre!, déplore-t-il face à la caméra. S’il se reconnaît, qu’il se manifeste. Je lui offrirai une montre en or. ». Il nous ferait presque regretter cette époque où les sauvageons du temps jadis, violents mais dérisoires, régnaient en caïds sur nos banlieues.
Sophie Delassein
Source : Le HLM des fans de Renaud