N° 2731, du 3 au 10 avril 1980
Le porte parole des zonards
« L’EFFET RENAUD »
L’après-guerre, on le sait, fut le règne du jazz, du swing. On découvrait aussi les premiers « crooners » d’outre-Atlantique. Ceux-là se foutaient comme de l’an quarante des voyous. Ce qu’ils chantaient, c’étaient des amours de guimauve, dans la pénombre d’un club chic, d’un restaurant sélect. Des chansons fondantes comme les bonbons de mes premières galipettes à Luna Park. Hitler n’avait pas encore lancé ses panzers sur l’Europe estomaquée.
Et puis vint le rock, cette espèce d’éjaculation de camionneurs en rut ayant la tronche de Marlon Brando jeune, c’est-à-dire sans bedaine. Mais, décidément, et quoique nous l’ayons aujourd’hui amplement apprivoisé sous nos cieux cartésiens, le rock reste et restera américain. Le rock, donc, c’est le marginal, le jeune aux poings fermés par la révolte. C’est « hard » et c’est électrique. C’est l’hymne du « mec » qui ne veut pas marcher au pas. Le rock, au fond, c’est exactement ce que déclarait un jour Achille Chavée, le poète surréaliste de La Louvière, en Wallonie : « Je suis un vieux peau-rouge qui ne marchera jamais dans une file indienne. »
Mais il restait un job à faire : faire se rencontrer le jeune rocker d’aujourd’hui et le petit-fils de « l’aminche » qui ne fréquentait pas les « rades » à pognon de la rue de Lappe où l’on joue à s’encanailler au prix de 150 – balles avant de rentrer, carte orange épinglé au revers du parka, dans son HLM de banlieue. Ce job-là, c’est Renaud qui se le tape depuis quelques saisons. Un « phénomène » Renaud ! Cinq cent mille disques avec sa chanson-étendard « Laisse béton ». Une chanson qui a vraiment marqué, dans ce domaine, l’irruption du « style santiags » et du parler « verlan », ce langage codé du macadam des jeunôts. Le voilà devenu porte-parole des zonards.
Les « santiags» c’est la marque distinctive comme l’était — comme les modes passent vite ! — l’épingle à nourrice du « punk ». Alors on ne s’étonne pas que « Bobino », où Renaud passe actuellement, soit chaque soir rempli de zonards ravis parce que Renaud c’est pas une « star » lointaine, intouchable, mais un « pote », un type qui « bastonne », qui sait de quoi y cause, pas vrai Jeannot ! Mais ce qui est plus intéressant, c’est de voir à quel point « l’effet Renaud » joue au-delà des cuirs des banlieues du chômage, de la déshérance économique et culturelle. Les cadres moyens raffolent de Renaud, les vénérables grands-mères le trouvent très gentil, presque un ange, c’est moi qui vous le dis chère Germaine ! C’est peut-être bien parce qu’au-delà de l’aspect « marketing », « spectaculaire » du phénomène, au-delà de ces sombres histoires de « baloches » où ça castagne dur et où les canettes de bière volent au ras des crânes, de bécanes qui crament, de bandes qui viennent « foutre la merde » dans l’appart’ d’une copine dont les parents cueillent l’oseille à pleines mains, c’est peut-être enfin qu’au-delà de cet argot de rues, de cette « auberge espagnole » lexicologique, le public est touché par certains aveux tendres, une certaine « panique » d’un jeune homme qui est encore pas mal un « môme », une certaine lueur d’amour qui tremblote, par exemple, dans Pierrot, cette merveilleuse petite chanson dédiée à un fils encore à naître. En vérité, la guerre entre les «santiags » et les belles godasses luisantes de la rue de la Pompe n’aura jamais lieu car, comme l’avoue Renaud : « Dans la vie, il n’y a rien de plus dangereux que de se faire tuer. » Mon concierge dit la même chose !
A.L.
Source : Les Nouvelles littéraires