Montréal, samedi 6 décembre 1986
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LOUIS-BERNARD
ROBITAILLE
Collaboration spéciale
Paris
II y avait tellement longtemps qu’on n’avait pas vu de déferlement étudiant — comme dans les années 60 — qu’on croyait que ça ne reviendrait jamais. Comme on disait à l’époque : «coucou nous revoilà». Pas les «soixante-huitards» (les jeunes de mai 68) mais très exactement leurs enfants.
On les disait tellement assagis, endormis — et assommés par la crise — que rigoureusement personne ne les avait vus venir. Il a suffi d’une énième réforme de l’université (la «loi Devaquet», du nom du ministre de l’Enseignement supérieur) pour les jeter de nouveau dans la rue. Par centaines de milliers, jour après jour depuis deux semaines. Sur le thème, souvent utilisé dans le passé: non à la sélection, non à «l’université à fric».
La première semaine, on avait pu croire à une sorte de défoulement temporaire . Lycéens et étudiants redécouvraient la fièvre et l’excitation des grèves, «A.G.» et manif. Une agitation presque quotidienne qui a perturbé — sur un mode très bon enfant — la vie de la capitale toute la semaine. À la fin de laquelle, dans une reculade déjà très marquée, le gouvernement acceptait de revoir plusieurs points de son projet de loi. On croyait l’affaire désamorcée. Et la grande manifestation nationale du quatre décembre décommandée.
Marée humaine
Erreur. Mise à part la très particulière manifestation (politique) de juin 84 pour l’école privée, on n’avait pas vu une telle marée humaine depuis quinze ans. D’autant plus impressionnante que la manifestation ne bénéficiait strictement d’aucune infrastructure syndicale ou politique: il y a longtemps que les organisations gauchistes sont réduites à néant, les «syndicats» étudiants sont fantomatiques. Par-dessus le marché, les étudiants refusent avec une insistance presque maniaque tout ce qui pourrait ressembler à une récupération politique — exemple par le parti socialiste.
Dans ce contexte, la mobilisation étudiante était d’autant plus impressionnante: étaient-ils quatre cent ou huit cent mille? En tout cas, jeudi après-midi, à la Bastille, il a fallu plus de quatre heures pour que le flot humain finisse par s’écouler en direction des Invalides, il s’étirait à un moment sur huit kilomètres. Comme l’écrivait «Libération», «toute une génération était dans la rue».
Ajoutons à cela des incidents — minoritaires — mais violents — en fin de parcours et tard dans la nuit, des charges policières musclées, deux manifestants grièvement blessés, et le spectre de mai 68 se dressait de nouveau.
Se méfier des rapprochements faciles. En 68. les idoles, même les non-militants, s’appellent Mao ou Marcuse. Il y a le plein emploi, une morale bourgeoise et autoritaire encore dominante . On veut «changer de monde», on veut «tout, tout de suite».
Indifférence
Aujourd’hui, l’indifférence aux idéologies est spectaculaire: dans un sondage publié hier, on apprend que les 16-22 ans ont comme idoles, ni Marx ni même Jean-Paul II, mais le chanteur Renaud, l’homme d’affaires-playboy Bernard Tapie, l’acteur Greystoke Lambert… et Madonna. Bref le fric, le sex-appeal, la jeunesse, avec une pincée de sentimentalisme progressiste (Renaud). Même quand ils se foutent de la politique (ou se disent plutôt de droite), les jeunes se préoccupent tout de même au premier chef de racisme ou de famine dans le Tiers-Monde.
S’ils sont aujourd’hui dans la rue, «Ce n’est pas parce que nous sommes contre le gouvernement», disent la plupart: mais bien parce qu’ils sont contre la loi Devaquet. Est-elle si monstrueuse, cette loi, qu’elle provoque un tel raz-de-marée? Bien sûr que non.
Bien que le sujet soit technique, disons qu’elle introduit, au nom de la nécessaire autonomie des universités françaises, une certaine concurrence entre les facultés et — sans dire le mot tabou — une sélection à l’entrée. Abcès de fixation: les droits d’inscription, qui étaient uniformément fixés à quelque quatre-vingt dollars par année, pourraient varier du simple au double selon les universités. Atteinte à la sacro-sainte égalité devant l’éducation.
Problèmes incontournables
Même ceux qui la critiquent ou la trouvent techniquement mauvaise, admettent que la loi Devaquet s’attaque à des problèmes incontournables. D’abord l’université française est beaucoup trop centralisée (programmes et budgets). Ensuite le «droit de tout bachelier à fréquenter l’université de son choix» est un mythe: comme il n’y a pas de place pour tout le monde dans les meilleures (et prometteuses) facultés, la sélection se pratique bel et bien, soit «en douce» par la direction. Soit sur le terrain et à la force du muscle le jour des inscriptions. Enfin il y a et il y aura toujours de meilleurs et de moins bonnes facultés, des diplômes plus ou moins reconnus sur le marché du travail. Réclamer un diplôme national unique , c’est le condamner à l’avance à n’être qu’un bout de papier sans valeur. D’ailleurs, tant que le mythe de l’université nationale et égalitaire a triomphé en France, le partage s’organisait en marge, avec le système des grandes écoles (et de la faculté de médecine), recrutant exclusivement sur concours, et donc basées sur la plus sauvage des sélections. Des cent soixante quinze mille bacheliers annuels en France, seuls les dix-sept mille accédant aux grandes écoles (ENA, Polytechnique, Mines, etc.) et à Médecine sont vraiment assurés d’un vrai emploi à la sortie.
Ce langage réaliste et plutôt désagréable sur la concurrence étudiante et sur le marché de l’emploi (ou plutôt du chômage), tous les spécialistes et les responsables politiques le partagent plus ou moins. D’ailleurs la loi Savary, adoptée en 84 par les socialistes, organisait déjà une certaine autonomie des facultés et la sélection.
Maladroit et provocateur
Le problème avec le projet de loi Devaquet, c’est qu’il a été inutilement maladroit et provocateur. «Le gouvernement, dit un important responsable de la droite, aurait dû se contenter, dans un domaine aussi explosif, d’aménager discrètement la loi actuelle (Savary) dans un sens plus libéral. Au lieu de quoi, il a voulu faire un «coup» spectaculaire, montrer avec force qu’il pratiquait le libéralisme. Et aujourd’hui il se trouve au milieu d’une crise grave, ou forcé de reculer complètement.
Sur le terrain, les étudiants savent à peu près tous que la sélection existe, que Polytechnique offre plus de débouchés que sociologie etc. Tout se passe comme si, par un projet de loi provocateur et un peu désinvolte, le gouvernement Chirac avait ouvert un flacon empoisonné et cristallisé les inquiétudes profondes (et légitimes) des étudiants face à leur avenir. L’université française produit énormément de non-diplômés (un échec pour deux inscrits), et pas mal de diplômés chômeurs ou déqualifiés. Un problème gigantesque qui n’a pas de solution simple: en tout cas à manier avec la plus grande précaution. Pour avoir agi un peu à la hussarde, le gouvernement de Jacques Chirac se trouve confronté à la crise la plus grave depuis la victoire de la droite. Va-t-on aujourd’hui vers l’escalade, l’essoufflement du mouvement étudiant? Un recul pur et simple du gouvernement? Tout est possible. Rendez-vous la semaine prochaine.
Source : La Presse