Les hommes à poussette

La vie en rose

N° 31, novembre 1985

Illustration : Susan Séguin

Parc Laurier. Un bel après-midi de septembre. Un jour de semaine. Au soleil, étendu
sur une couverture, un homme feuillette nonchalamment un magazine. À côté de lui, un bébé babille et pointe du doigt tout ce qui bouge. Amusé, le père le regarde un
instant, met de côté sa lecture puis se met à chatouiller le nourrisson par une série
de «ti-guili-guilis». L’enfant rigole. Le papa soulève alors la camisole du poupon,
met sa bouche sur le petit bedon et souffle bruyamment. Effet : bruit de pets à répéti­tion. Le bébé rit de plus belle et glousse à s’en dilater la rate.

La scène n’a rien d’extraordinaire. Pourtant, elle suscite les regards atten­dris et les soupirs admiratifs de deux passantes, deux mères qui promènent leur marmot.

C’est tellement beau un père qui s’occupe de ses enfants ! C’est tellement pratique ! C’est tellement touchant un homme qui s’implique «pour de vrai», un conjoint qui change les couches, donne le biberon, prépare les purées, mouche les petits nez morveux… ! Bref, un gars qui partage les tâches, un géniteur qui prend le temps de vivre avec sa progéniture.

On les appelle les «nouveaux pères», les «pères de la nouvelle génération», les «hommes à poussette», pourrait-on dire, ceux qui prennent sans honte le carrosse par les deux cornes…

Ces pères-là. on serait prêtes à leur donner la lune. Pas surprenant, ils sont encore plutôt rares. «Minoritaires et marginaux», disent-ils eux-mêmes. Yves, un éducateur de 31 ans. est un de ceux-là. Séparé de son épouse avec qui il est resté en bons termes, il partage la garde de leur fille de cinq ans. Sarah vit une semaine chez sa mère, une semaine chez son père. Sans que ce soit calculé au centimètre près, c’est 50-50, chacun son tour et chacun sa part de responsabilités.

Pour Yves, c’est normal. Un père se doit d’être présent et disponible même si ce n’est pas toujours évident, même si ce n’est pas toujours facile «à cause des vieilles habitudes et des stéréotypes».

Dans les parcs, quand il se promène avec sa fillette, «les madames lui font des beaux sourires». (Les pères modèles sont très appréciés des femmes. Il paraît même qu’être un brave-type-moderne-qui- s’occupe-de-son-enfant peut, à la limite, «devenir un instrument de drague».)

«De façon générale, les gens réagissent très positivement aux hommes à poussette, de dire Yves. Les réactions sont même démesurées. Le monde trouve ça admira­ble un père qui s’occupe à 50 % de son enfant. Pourtant, une femme qui s’en occupe de la même façon, dans la même proportion, pour encore pas mal de monde, c’est pas assez, c’est louche.»

Et qui sont ces hommes «admirables», ces pères formule améliorée, qui s’impli­quent dans l’éducation de leurs enfants ? Sont-ils si peu nombreux ? Que font-ils ? Difficile de le dire car aucune étude sérieuse n’a été menée à ce sujet et il est à peu près impossible de les dénombrer. Quant à leur profil type. Jacques Broué, du collectif Hom-lnfo. avance l’hypothèse suivante : «Ce sont généralement des gars assez bien scolarisés, souvent des mili­tants et surtout des hommes pour qui le travail n’est pas la seule façon de se valoriser. Des hommes qui acceptent de travailler moins pour pouvoir consacrer plus de temps à leur enfant.»

C’est le cas de Claude, un conseiller en audio-visuel, qui travaille à temps partiel. D’une part, ça l’arrange puisqu’il n’a pas à jouer le rôle traditionnel de pourvoyeur et, d’autre part, ça fait l’affaire de sa partenaire qui peut ainsi vaquer à d’autres activités que celles de mère de famille. «De toute façon, il n’était pas question pour elle de laisser tomber la vie professionnelle, raconte Claude. Ça s’est fait à ces condi­tions-là et ça m’intéressait.»

Alors, pendant que Bernadette enseigne ou prépare sa maîtrise, il s’initie aux «joies» de la paternité. Et peu à peu. il réalise que sa «p’tite job, même à temps plein, était pas fatigante pantoute. Théori­quement. je savais que s’occuper d’un enfant demandait beaucoup d’énergie et de disponibilité. Mais t’as beau le lire dans les bouquins, tu peux pas le comprendre tant que tu ne le vis pas.»

Malgré les inconvénients, «la bouffe, les couches, le pourquoi de ses pleurs, la surveillance continuelle, l’expérience est fascinante», assure Claude qui, de toute évidence, prend un réel plaisir à «décou­vrir» son gamin. Mais resterait-il à la maison toute la semaine pour prolonger le plaisir ? Petit sourire. «Ah ! non, ça, c’est clair !», réplique d’un air entendu le jeune papa.

Pas toujours reposant, en effet, d’être autre chose qu’un père de fin de semaine. Yves Lauvaux en sait quelque chose. Il mène de front deux carrières : celle de travailleur à temps plein et celle, autant que possible, de parent à temps complet. Puisque son amie poursuit des études, c’est lui qui, pour l’instant, est le seul salarié. Et comme il avait lui aussi voulu et désiré la petite Jonia, comme il voulait lui aussi «absolument» s’en occuper, Yves met les bouchées doubles pour partager les tâches et les responsabilités. Sans se plaindre, il conclut que le cumul du travail à temps plein et l’attention à donner à un enfant n’aide décidément pas à garder la forme. «Je suis en train de me brûler», murmure-t-il affalé dans un divan, les yeux cernés et les cheveux en bataille.

De son côté, Ronald fait partie du 15 % d’hommes séparés ou divorcés qui parta­gent avec leur ex-conjointe la garde de l’enfant. Tout en discutant, il jette un coup d’oeil sur les devoirs de son fils, corrige une faute, donne un conseil.

Dans une garde partagée comme au sein d’un couple qui vit ensemble, le partage des tâches peut être relative­ment équitable, estime Ronald. «Ce qui est moins facile, c’est de ne pas toujours être à la remorque de la femme, de prendre des initiatives et de penser à des choses auxquelles on n’est pas habitué de penser. D’avoir le réflexe par exemple d’aller acheter des nouveaux vêtements pour l’enfant.»

En fait, même si aux yeux de leur entourage. Yves, Claude et Ronald repré­sentent une nouvelle race de père, ils reconnaissent honnêtement qu’ils ne sont pas encore «aussi prompts et aussi vite» que leur compagne dans leur rôle de parent.

«Tous les changements sont très lents», souligne Jacques Broué pour qui la nou­velle attitude des jeunes pères est en grande partie due aux revendications féministes. «L’environnement culturel y est également pour beaucoup. Le cinéma, la publicité, les chansons présentent de plus en plus de nouveaux modèles. Renaud (le chanteur français) en est un bel exem­ple quand il parle de sa fille. Et c’est important qu’il y ait des modèles comme ceux-là qui font que, de plus en plus, les hommes en parlent et osent s’impliquer.»

«Effectivement, les pères veulent davantage faire leur part», acquisce Lorraine Filion. travailleuse sociale et responsable du Service de médiation à la famille du CSSMM1. Mme Filion est régu­lièrement en contact avec des couples en instance de divorce qui doivent s’enten­dre sur les modalités de la garde de l’enfant. Selon elle, la tendance est remarquable : «De plus en plus, les hommes sont sensi­bilisés à l’importance de leur implication. De telle sorte que parfois, lors d’une sépa­ration, ce sont les femmes qui éprouvent de la difficulté à accepter ce partage des responsabilités…»

Quand on parle de l’engagement des pères auprès de leur enfant, «de plus en plus» et «davantage» sont des expressions qui reviennent comme des leitmotiv. Signe des temps.

Mme Guylaine Bergeron, gérante du magasin de jouets Franc Jeu, à Laval, rapporte pourtant un fait, banal en appa­rence. qui n’est pas sans nous ramener à la réalité. Encore aujourd’hui, seulement une fois sur dix, évalue-t-elle, ce sont les hommes qui choisissent les jouets de leur marmaille… Autre détail révélateur : un mini-sondage effectué auprès de grands magasins qui vendent des poussettes indi­que qu’en général, le scénario de vente se déroule comme suit : la mère vient d’abord examiner la marchandise la semaine, revient en compagnie de son mari lors du week-end, et, lorsqu’arrive le temps de payer, c’est «à tout coup» l’homme qui sort le portefeuille.

Comme quoi les changements s’effec­tuent toujours très lentement…

Lynda Baril


1/ Conseil des services sociaux du Montréal métropolitain

  

Source : La vie en rose