L’oeuf dur qui tue

Charlie Hebdo

N° 2, 8 juillet 1992

Renaud : Bille en tête

Il était une fois une famille française absolument sans intérêt quoique abonnée à Télé-Loisirs et à L’Indicateur Bertrand propriétaire d’un berger allemand, d’une petite maison et d’une grosse clôture. Le père, dont nous ne parlerons pas, car, à l’heure qu’il est, il finit de cocher sa femme en insultant sa grille de Loto, ou le contraire je sais plus, nous n’en parlerons pas donc. Photolyse du Français tellement moyen que je vais peut-être vomir, ce brave homme avait passé sa vie à se tromper. Il avait voté Giscard en 81, Mitterrand en 88, avait pris sa carte du parti communiste en 68, quand fallait la rendre, et l’avait déchirée en 89, à la chute du Mur, quand il fallait la reprendre. Il soutenait l’équipe de France de football dans tous les compartiments du jeu et trouvait Thierry Roland remarquablement intelligent dans tous les compartiments aussi. Le jour où Jean-Pierre Foucault l’avait appelé pour lui demander s’il connaissait les chiffres de la vie de Le Pen, il n’avait su que répondre, ne connaissant que des chiffres arabes, et lorsqu’on lui parlait des Accords de Maastricht, il posait sur vous un regard d’une rare profondeur et reprenait trois fois des moules. Il aimait bien boire un coup avant l’apéro et faire une petite sieste avant de dormir.

Sa femme, dont nous ne parlerons pas car elle est actuellement en arrêt de chambre et en robe de maladie, nous n’en parlerons pas donc. Archétype de la Française tellement anonyme qu’elle ignore probablement elle-même son existence, cette brave femme est, à défaut de quoi que ce soit à l’autre, la maman de quatre charmants garçons, joliment charpentés, tous possesseurs d’un permis de conduire, de chasse et d’une paire de couilles. Le premier de ces fils, que nous appellerons Dédé, est chauffeur routier. Le deuxième, que nous appellerons Roger, est agriculteur, le troisième, que nous appellerons Enfoiré, lui aussi est garde-mobile, et le dernier enfin, nous ne l’appellerons pas car il est au chômage il entendrait pas – ça fait un peu loin.

Dédé est en colère ! On veut l’empêcher de rouler pied dans le phare, l’aiguille du compteur dans la boîte à gants, lui grignoter son permis de conduire à chaque infraction. Dédé a un 38 tonnes turbo au volant duquel il avale ses 100 000 kms par an, pas toujours bourré, pas toujours endormi, et il estime qu’il a le droit à un peu plus d’infractions que le pékin moyen dans sa voiture de merde, forcément glandeur, forcément touriste, forcément en vacances et qui, outrage suprême peut se taper son 130 km/h tranquille quand lui est limité à 80. Dédé transporte des matières chimiques gravement dégueulasse voire désagréables sur la peau, écoute Jean-Michel Jarre sur Blaupunkt-Stéréo et balance dans sa CB des vannes à la Coluche, son idole décédée suite à la collision à 55 km/h de sa grosse moto dangereuse contre un pauvre camion planté en travers de la route à la sortie d’un virage. Je dirais même d’un tournant. Dédé a donc rejoint ses collègues sur un beau barrage routier, boit de la bière tiède en régulant d’un geste viril la circulation de ces pédés d’automobilistes qu’il domine enfin, fort de sa grande gueule, ses tatouages et trois cents copains, et attend que ce gouvernement de Bolcheviks renonce à son projet de permis à points qui pénalise les cons mais on lui a pas dit. Dédé défend son bifteck et se contrefout du steak haché surgelé du voisin…

Roger, lui, paysan, se saigne aux quatre veines (dont deux de Muscadet) pour rembourser le Crédit Agricole. C’est un métier. Ça te laisse à peine le SMIC pour dix- huit heures de boulot par jour, mais c’est la vie au grand air et il a un beau tracteur allemand qui fait prout-prout. Il produit des légumes dont personne ne veut, sauf les Nègres qui peuvent pas se les payer parce que avec l’argent du FMI ils préfèrent acheter des MIG 23, et les enfants qui veulent bien de ses concombres à la con même si y’a un Big-Mac autour. Le Roger, dans les années 80, on lui a demandé de produire plus, alors il s’est endetté pour mille ans, pendant qu’à New York, Bruxelles et Paris, dans les marchés boursiers, de jeunes et fringants Yuppies, sur des écrans d’ordinateurs japonais, décidaient si le Roger devait se pendre dans sa grange tout de suite ou maintenant. Roger a donc rejoint ses collègues sur un joli barrage routier. Il boit de la bière tiède distribue généreusement son fumier aux portes des sous-préfectures, enflamme des pneus sur les rails des TGV pour emmerder ces salauds de riches qui prennent le train, et attend que ce gouvernement de fachos renonce à son projet de Politique Agricole Connasse qui pénalise les concombres mais on leur a pas dit. Roger défend son steak haché surgelé et se contre-fout de l’œuf dur du voisin.

Le troisième frère, l’enfoiré donc, est garde-mobile, et il est con comme une bite. S’il était moins con, tu penses qu’il aurait plutôt choisi CRS ou même un métier d’homme, mais bon… Il a arrêté ses études à son troisième Pastis, alors il avait pas beaucoup le choix. Il s’emmerde un peu dans sa caserne mais c’est moins fatigant que s’emmerder au boulot. De temps en temps, il a droit à un peu de sport en allant, de-ci de-là, matraquer quelques étudiants drogués, quelques Basques insoumis, voire quelques Kanaks ligotés, et il y met, ma foi, tout son cœur. Un peu comme l’hiver dernier à Paris avec les infirmières : Canon à eau, lacrymogènes, coups de pompes, la routine, quoi ! Mais aujourd’hui, l’enfoiré balise un peu. Le bruit court qu’il va peut-être devoir bientôt affronter les routiers et les agriculteurs en colère. Ça va être une autre paire de manches. D’abord ce sont ses frangins, ensuite ils sont costauds, enfin il est plutôt d’accord avec eux vu qu’ils font chier les socialos. L’enfoiré n’a plus de couilles quand il s’agit d’aller bouffer du beauf. L’enfoiré défend son bifteck et protège celui du plus fort. Figure molle, marionnette pitoyable aux mains de tous les pouvoirs, tes un mètre quatre-vingt-quinze avec casque et visière, j’ai jamais vu un tas de merde aussi haut.

Le dernier des frangins de Monsieur et Madame Ducon est chômeur en fin de droits, comme nous l’avons dit plus haut. Il n’a pas de camion pour bloquer les routes, pas de tracteur pour paralyser le trafic ferroviaire, pas de matraque pour cogner sur le nouvel ordre économique mondial et il est bien emmerdé de pouvoir faire chier personne. Alors il va peut-être aller, un de ces quatre, bloquer la porte de l’ANPE du coin avec la coquille de son œuf dur. Ça va faire mal…

  

Source : HLM des Fans de Renaud