N° 150, 10 mai 1995
Envoyé spécial chez moi
Qui prennent aux pauvres pour donner aux riches
« Oh, moi, je vais voter Jospin, bien sûr, sans grand enthousiasme, surtout pour faire barrage au retour des bandits… » ai-je répondu approximativement à Bruno Masure qui me demandait l’autre soir mon intention de vote. Un copain d’un copain d’une copine a rencontré il y a quelques jours une jeune fille très très proche de M. Chirac, il aurait été, selon elle, très affecté par la seconde partie de cette déclaration. Blessé, même… Ainsi donc Jacques Chirac serait capable de sensibilité ? Cela l’honore… Devrais-je pour autant regretter ces propos ? Comment appelle-t-on des gens dont la rumeur dit qu’ils financent leur campagne électorale avec l’argent de braquages de camions de transport de fonds, comment appelle-t-on des gens qui détournent l’argent public pour se loger somptueusement aux frais des contribuables, des gans dans les rangs desquels des dizaines d’élus du peuple sont poursuivis pour escroquerie, abus de biens sociaux, corruption active ou passive, comment appelle-t-on des gens qui ont chassé le petit peuple et les petits métiers de Paris vers des banlieues sordides pour faire de cette capitale une ville de bureaux, de parkings, toute dévouée à l’automobile et au béton roi, comment appelle-t-on l’ancien patron du SAC, barbouze officielle, instigateur de l’adoption de lois racistes, « couvreur » de bavures, ministre d’une police arrogante, violente, malpolie, raciste, comment appelle-t-on le boucher d’Ouvéa, comment appelle-t-on des gens qui légitiment une justice de classe toujours plus sévère avec les jeunes, les pauvres, les étrangers, les anonymes, toujours plus laxiste avec les riches, les possédants et les beaufs qui flinguent pour un autoradio, comment appelle-t-on des gens dont les amis occupent les postes les plus élevés et possèdent des millions d’actions dans ces grandes sociétés qui engendrent des milliards de bénéfices et licencient à tour de bras, comment appelle-t-on des gens qui remettent en cause les acquis sociaux, qui, s’appuyant sur la frange la plus réactionnaire d’un électorat catho-intégriste, tolèrent la remise en question du droit à l’avortement, méprisent le droit au logement, le droit au travail, prônent le droit du sang au détriment du droit du sol, des gens qui font voter des lois qui rétablissent sournoisement la censure, comment appelle-t-on des gens qui entretiennent les meilleurs relations diplomatiques et économiques avec tout ce que la planète compte de tyranneaux exotiques (en Afrique ou en Asie) ou de grands criminels de guerre (en ex-Yougoslavie, en Russie, en Turquie et j’en oublie), comment appelle-t-on des gens qui fabriquent et vendent des armes à la moitié de la planète et livrent des sacs de riz et du sparadrap à l’autre moitié lorsque ces armes ont parlé, comment, enfin, appelle-t-on des gens dont la politique économique engendre ici le chômage, l’exclusion, la misère, pille et affame le tiers-monde, et détruit l’environnement ?
Des bandits. Et je suis poli. Je suis poli parce que j’oublie les trois quarts des crapulleries dont la droite au pouvoir fit, fait et fera preuve. Capable, même dans l’opposition, d’au moins la moitié encore de ces infamies, puisque les banques, la haute finance, l’industrie, les grands médias, la justice, l’armée et la police seront toujours entre leurs mains.
Cher monsieur Chirac, je ne regrette pas ma déclaration qui vous a fait tant de peine. Mais je vous accorde que vous ayez pu la trouver injuste. Parce que, si Masure m’avait posé la question, si j’avais eu plus de temps pour m’exprimer, j’aurais, il est vrai, ajouté que ce « banditisme » était assez bien représenté dans les rangs de vos adversaires socialistes. Que pour l’affaire Greenpeace, l’affaire du sang contaminé, la guerre du Golfe, l’affaire Pelat, l’affaire Tapie, l’affaire du GAL et tant d’autres, pour leur politique économique fondée elle aussi sur la loi du marché donc sur la loi de la jungle, un bon paquet de ministres socialistes devraient aujourd’hui croupir sur la paille humide d’un cachot.
Et puis même, tiens, pour les trahisons, pour les renoncements, pour la désillusion quatorze ans après un certain 10 mai 1981 qui nous fit tant rêver, ils devraient tous y croupir.
Finalement, on vote toujours pour des bandits…
Sources : Chroniques de Renaud parues dans Charlie Hebdo (et celles qu’on a oubliées) et le HML des fans de Renaud