N° 2209, 13 mai 1992 (du 16 au 22 mai 1992)
Renaud : Entretien
A force, le chanteur énervant a fini par en énerver plus d’un avec ses prises de positions. Mais il ne regrette (presque) rien.
Il en a pris plein le perfecto. La chetron sauvage au carré. Boulets rouges ou volée de bois vert, horions et anathèmes, haro sur le Renaud ! Tout ça parce que le chantre des HLM, le Bruant des banlieues, le poète des Mobylettes, le pêcheur à la rime, a lâché soudain guitare et épuisette pour claironner bruyamment que la guerre, c’est toujours con et moche, et que la gauche, c’est plus ce que c’était…
De chanteur énervant, il était devenu chahuteur démago. Mistral grognon. Putain de camelot. Visage pâle rencontrer opprobre publique. Du coup, on en avait presque oublié l’essentiel. Si Renaud a une grande gueule, c’est aussi pour enregistrer des disques. Et le dernier, Marchand de cailloux, est là pour nous le rappeler. Sur fond d’Eire celtique et sceptique, notre titi pas pharisien fustige comme à son habitude (les corridas, les prisons, les gauchistes repentis, le Paris-Dakar), prend fait et cause (après l’Afrique du Sud, l’Irlande), colle un cruel caillou dans la godasse de Dieu (Tonton), mais fond de tendresse comme un gros berlingot tout chaud devant l’enfance, l’amour et la nature.
Et revient, avant de tourner cet été le Germinal de Zola sous la direction de Claude Berri, sur les lieux de ses premières rimes : la scène, celle qui croule sous les bravos. Prétexte à rencontrer l’agitateur qui ne veut servir à personne, pour tenter de faire le point. Quand même, qu’allait-il faire dans cette galère ?
TÉLÉRAMA : La guerre du Golfe a bien failli se transformer pour vous en champ de bataille personnel. En êtes-vous sorti indemne ?
RENAUD : Je ne voudrais pas paraître parano, mais j’ai l’impression d’avoir été le seul à dérouiller dans cette histoire ! Pourtant, nous étions des millions à être opposés à cette guerre, pour des raisons différentes, de Claude Cheysson à Dominique Jamet, de Jean-Pierre Chevènement à Michel Jobert, sans parler des communistes et, même si l’association m’insupporte, du Front national. J’étais pas tout seul mais j’ai servi de bouc émissaire. C’est vrai que j’ai été l’un des rares artistes à oser l’ouvrir publiquement. La grosse majorité de mes chers confrères préfère les causes qui rassemblent plutôt que celles qui divisent. L’autre jour, j’en discutais avec Jean-Jacques Goldman, et il m’a asséné un argument qui m’a troublé : jamais, dans l’histoire de l’humanité, la liberté n’a été acquises avec des rameaux d’olive, mais bien les armes à la main. D’accord, mais à qui a-t-on apporté la liberté, cette fois ? Aux Koweitiens ? Ils n’y ont même pas gagné la démocratie…
TRA : Mais pourquoi être monté au créneau comme ça, tête baissée ? Une impulsion ?
RENAUD : Au départ, je n’avais pas l’intention de réagir. Mon premier réflexe a été de dire que je ne pouvais pas prendre parti dans une guerre entre impérialistes et fascistes. Moi, je m’assieds sur le bord du Yang-Tsé Kiang et j’attends de voir passer les cadavres de mes ennemis…
Je ne veux pas tomber dans le piège des bons et des méchants ; pour moi, George Bush, Saddam Hussein, même combat ! Ensuite, j’ai signé une pétition et je me suis fait mettre le grappin dessus par le journal l’Idiot International. Ils me harcelaient au téléphone, « allez, fait-nous un texte », alors j’ai bâclé en une demi-heure un truc plus que moyen sur le plan littéraire, mais qui reflétait bien le fond de ma pensée.
Ça m’a value des ennuis, par Guy Bedos interposé, qui a fait semblant de ne pas comprendre mon « Libérez la Palestine » et m’a fait dire que je voulais gommer Israël de la carte. Ce qui était imbécile et dangereux ; avec les tensions qui régnaient à Paris, j’aurais pu avoir une bombe devant ma porte ! Après, j’ai galéré pour obtenir un droit de réponse, des mois à tenter de me disculper. J’ai tout entendu : munichois, saddamiste, vichyssois, antisémite… Avec le recul, je ne regrette rien, sinon la maladresse avec laquelle j’ai affirmé mes opinions.
TRA : Vous avec souvent eu des rapports difficiles avec les médias… Seriez-vous un grand incompris ?
RENAUD : Curieusement, j’ai toujours été le plus maltraité par les journaux que je lis, ceux dont je suis censé partager les idées. Les autres m’ignorent royalement ou alors sont charmants avec moi, ce qui me déroute énormément.
Pendant des années, je n’ai pas compris comment mes chansons pouvaient faire une telle unanimité, je m’étonnais de lire des papiers sympathiques pour moi dans Le Figaro, qui est pourtant à l’opposé de mes valeurs. Maintenant, je m’étonne de me faire cracher dessus par ce qu’on appelle, communément et naïvement, la « presse de gauche ». Sans doute parce que j’ai osé rompre les rangs de temps en temps, faire preuve d’impertinence à l’égard du Château…
TRA : Il y a quelques années, vous aviez rompu les ponts avec la presse, vous refusiez interviews, émissions de télé. Qu’est-ce qui a pu vous faire changer d’avis ?
RENAUD : Il y a des artistes qui sont des hommes de communication exceptionnels, pas moi. Je préfère exprimer des sentiments, des idées, sans en calculer les conséquences. Mais je me suis rendu compte que si tu refuses de communiquer, tu n’existes plus. Je fais des chansons, j’ai envie qu’elles soient écoutées par le plus grand nombre.
A l’époque de mon ras-le-bol des médias, mon disque Putain de camion s’est vendu deux fois moins que le précédent. Faut-il en déduire qu’il était deux fois moins bon ? Le public d’un artiste est composé de fidèles, mais aussi de touristes qui ont besoin d’être sollicités. Je me suis dit que si je continuais dans cette attitude excessive. j’allais encore le diviser par deux. Je recevais des lettres de
mômes qui disaient : « T’es bien gentil, Renaud, on comprend les raisons de ton silence. mais bon, du coup, on ne te voit plus… »
Finalement, je me suis rendu compte que je m’auto-bâillonnais. Et que je faisais plaisir à certains collègues qui m’avaient poussé à la roue, « vas-y, on est avec toi, c’est génial, nous non plus on ne fera pas Foucault et Sabatier… » Ils ont dû jouir de ma baisse sensible de popularité et ils ne se sont pas gênes ensuite pour faire leur cirque de promotion habituel…
TRA : Il y a quelques années. on parlait de la « génération Renaud », celle des lycéens dans la rue, avec bandanas rouges autour du cou. Vous êtes devenu un symbole auprès des jeunes. A votre avis, est-ce toujours le cas ?
RENAUD : C’est vrai que, dans les sondages, j’étais un peu le Bruel de l’époque… Est-ce que j’étais meilleur qu’aujourd’hui ? Ou est-ce que les mômes avaient d’autres valeurs ? Si je ne louche plus les adolescents, je m’en fous, je n’ai jamais écrit spécialement pour eux. Je préfère émouvoir une mamie de 75 ans ou un gamin de 9 ans qu’un jeune con boutonneux avec son blouson Chevignon et son foulard Bruel…
Retrouvez aussi Renaud en couverture de TÉLÉRAMA JUNIOR.
J’ai toujours l’impression de ratisser large, dans tous les milieux, tous tes âges. Remarquez, tous les chanteurs disent ça… Mais il me semble que j’ai du bourgeois, du prolo, du jeune, du vieux, des classes moyennes. Même des Beurs de banlieue, enfin, moins que les rappers, mais plus que Bruel. Des petites bourges du XVIe aussi, moins que Cabrel mais plus que les rappers. Et des gamines, moins que Goldman mais plus que Ferré… J’ai bientôt 40 balais et j’espère qu’une grande partie de mon public m’a suivi, a vieilli avec moi.
TRA : On a l’impression qu’avec l’âge vous faites un retour sur l’enfance, et que vos chansons sont désormais partagées entre tendresse et haine.
RENAUD : Mon enfance, je la revis tous tes jours à travers ma fille, ça me permet de rester en contact. C’est vrai que c’est un de mes thèmes préférés, mais bon, il y a aussi la pêche… Quant à la tendresse et la haine, elles ont toujours été les moteurs de mon inspiration. Laisse béton, une de mes toutes premières chansons, était déjà un mélange des deux. Mais quand je parie des « cinq cents connards du Paris-Dakar ». là, inutile de chercher la tendresse…
TRA : Et dans votre chanson sur Tonton, que faut- il chercher ?
RENAUD : Celle-là, au début, je voulais la jeter. Certains potes me disaient « elle est trop gentille, c’est un véritable hommage », d’autres, au contraire, la trouvaient trop cruelle. C’est ma gonzesse qui a eu le dernier mot, en me disant qu’elle était les deux à la fois. Pour une fois, j’ai aimé écrire un texte ambigu…
TRA : Le principal intéressé a-t-il réagi ?
RENAUD : Ah oui, il a été formidable ! Au moment où je me faisais allumer par les gardiens du temple, du sarcophage plutôt, parce que j’avais commis un crime de lèse-majesté en ne restant pas au garde-à-vous pendant le Sommet des pays riches ou la guerre du Golfe, sa réaction à lui m’a beaucoup touché. Il m’a invité à déjeuner et m’a dit qu’il avait toujours eu une grande tendresse pour mes textes, en précisant « même ceux du dernier album… ». Du coup, il me pardonnait mes erreurs politiques, disait-il, notamment à propos du Golfe. Je l’ai laissé parier, m’expliquer ce qu’il serait advenu, selon lui, s’il n’y avait pas eu cette guerre. J’étais sous le charme, comme un petit garçon en face du vieux maître, je n’ai pas osé le contredire…
Tout ça justifie le bien que je pense de l’homme, même si je critique sa politique. Il est assez intelligent pour préférer un ami impertinent à un valet cireur de pompes… Dans cette chanson, j’ai voulu avant tout le désacraliser. Mais par qui le remplacer ? Guy Bedos ? Quelqu’un comme Fabius me semble bien loin de l’idéal qu’on avait en votant à gauche en 81. Comme je continue de préférer Brassens à Springsteen, je ne troquerai jamais Che Guevara pour Bernard Tapie… •
Propos recueillis par
Philippe Barbot
Renaud au Casino de Paris, depuis le 11 mai.
Dernier disque : Marchand de cailloux, chez Virgin.
Source : Télérama