Mai 68, l’oiseau chantait sous les grenades

NosEnchanteurs

Ajouté par Michel Kemper le 20 mai 2018.

« C’est le mai / Joli mai / C’est le joli mois de mai » (trad)

« J’ai vu des hommes matraqués / J’ai vu des femmes bousculées / J’ai vu des grenades claquer / J’ai entendu des gens hurler / Ah, le joli mois de mai / A Paris » (Comité d’action du Théâtre de l’Epée de bois – Jean-Frédéric Brossard)

C’est déjà partout dans la presse écrite et parlée : on ne va pas vous refaire l’Histoire de ce mois si joli qui, à jamais, changea non forcément le cours des choses mais notre façon de vivre, de penser, d’être. Ce mois que nombre de nos actuels dirigeants aimeraient gommer pour toujours de nos mémoires, éradiquer, karchériser. Ce mois qui, deux jours après la fête des travailleurs et le traditionnel muguet, allait faire trembler le pouvoir et casser son oppressant carcan. Ce ne fut pas révolte, sire, mais quasi révolution. Des « événements » qui ont dépavé le Quartier latin et désormais pavent la mémoire de notre temps.

Mai 68 est un marronnier pour la presse, qui à chaque anniversaire, en tartine quelques feuillets. C’est pactole en ce cinquantenaire, l’occasion de faire tourner les rotatives, de regraver aussi les chansons sur ces heures graves. Convenons qu’au niveau discographique, c’est assez décevant. Personne n’a su, ou n’a pu, rassembler les chansons sur 68 (Nougaro, Brassens, Ferrat, Magny, Caradec/Le Forestier, Ferré, Moustaki…). Et, si chaque moment de l’Histoire nous laisse son lot de chansons, de ces airs et paroles propres à galvaniser les combattants, à fixer la mémoire pour le présent et le futur, force est de reconnaître que le printemps de cette année-là fut bien court et la récolte de chansons finalement maigre. Deux chanteurs ont marqué cette séquence : Evariste et Dominique Grange. Un « disciple » d’Evariste écrit sa première chanson : c’est Crève salope d’un certain Renaud Séchan. Léo Ferré, au cœur de ce mois de mai, fait récital à la Mutualité ; les chanteurs fuient ou, au contraire, redoublent d’énergie dans des salles ou des usines occupées.

On connaît le fin du film qui est le début d’une autre époque. On sait ce que ses principaux acteurs sont devenus. Comment Dany-le-rouge passa au vert avant de se macroniser… Comment la chanson insolente et joyeuse de ces années-là fut balayée, parfois récupérée par le chaud biznesse, maîtrisée, formatée, vidée de beaucoup de sa substance avant de retourner dans le ruisseau, dans l’attente ou l’espoir de nouvelles barricades.

Florilège

« Jurant de tout remettre à neuf / De refaire quatre-vingt neuf (…) Dans la mare de leurs canards / Nous avons lancé goguenards / Force pavés, quelle tempête ! » Le boulevard du temps qui passe. Georges Brassens

« Au printemps de quoi riais-tu / Jeune homme bleu de l’espérance / Tout a couleur de l’espérance / Que l’on se batte dans la rue / Ou qu’on y danse » Au printemps de quoi rêvais-tu. Jean Ferrat

« Perché sur une barricade / L’oiseau chantait sous les grenades / Son chant de folie était beau / Et fous les enfants de Rimbaud / Au royaume de France » Mai 68. Jean-Michel Caradec

« Comme une fille / La rue s’déshabille / Les pavés s’entassent / Et les flics qui passent / Les prennent sur la gueule » Comme une fille. Léo Ferré

« Viens, écoute ces mots qui vibrent / Sur les murs du mois de mai / Ils disent la certitude / Que tout peut changer un jour » Le temps de vivre. Georges Moustaki

« La Seine de nouveau ruisselle d’eau bénite / Le vent a dispersé les cendres de Bendit / Et chacun est rentré chez son automobile… / …et scande, comme une incantation / Mai mai mai Paris mai » Paris-Mai. Claude Nougaro

« Au mois de mai / Par l’espoir tout le monde se parlait (…) Au mois de juin / Par la peur tout le monde votait » Nous sommes le pouvoir. Colette Magny

« Répétons-leur en attendant / Qu’ensemble on les emmerde / Entre quatorze et quarante ans / Le treize mai leur a pas suffi / Ils viennent s’installer ici » Entre quatorze et quarante ans. Maxime Le Forestier

« T’en souviens-tu ? / De l’année des événements / Comme on dit pudiquement / Chez la baronne / T’en souviens-tu ? Des milliers d’enfants sont venus / Criant que le roi était nu / Sous sa couronne… » Et nous dans la foule. Joël Favreau

L’excellente revue Je Chante ! magazine a repassé sous presse son numéro 3 (nouvelle série) de 2008, « Spécial mai 68 » avec, inclus, un CD de 17 titres : « Chansons de mai 68. Comme nous les chantions ce printemps-là ». Les lecteurs de NosEnchanteurs savent la pertinence, la précision historique de cette revue. Plus que tout autre publication sur le sujet, c’est cette revue qui nous restitue le mieux la chanson de ce moment-là, par un rappel des événements mis en regard de la réaction des artistes. Et de l’après, qui a plus encore nourri la chanson. Plein de témoignages (nous en avons puisé quelques extraits parmi ceux affichés ci-dessous), d’éclairages, de portraits aussi. Rarement nous n’aurons autant conseillé à nos lecteurs l’achat d’un magazine. Précieux, indispensable ! Et le CD offert (chansons interprétées par Jean-Edouard Barbe, Vania Adrien-Sens, Annie Nobel, Evariste et Bielka) est une nouvelle pièce qui vient enrichir l’Histoire. Le site de Je Chante !

A priori, cela pourrait n’être qu’un coffret de circonstance, opportun. Voici un triple album de Léo Ferré qui nous fait vivre l’artiste au plus près de cette révolte, au jour le jour. Et avant. Et après. Deux disques (Avec mes idées toujours les mêmes et 68 ! et des poussières) nous remettent de l’ordre dans nos idées et un peu de chronologie dans l’anarchie de notre mémoire. La perle étant ce troisième disque : LE concert (de Léo Ferré) du 10 mai 1968 à La Mutualité, à Paris (et, en bonus, La Révolution, chanson enregistrée en janvier 1969 à Bobino). Un concert en prise directe avec l’événement, l’avènement d’un monde tout neuf qui naît au forceps dans les pavés du Quartier latin. Pour moins que ça, ce serait déjà un coffret indispensable. Alors… Léo Ferré, Mai 1968, coffret 3 cd, Barclay/Universal 2018.

A écouter aussi (ou pas) :

Mai 68 : CD 1. 24 slogans, 24 chansons ; CD 2. Pour en finir avec la travail / Les chansons radicales de Mai 68. EPM 2014 ;

L’esprit de mai 68 : réédition du disque 24 slogans, 24 chansons avec un titre de plus (soit 25 titres) dans la collection « Chansons et poètes », EPM 2018

Les chansons radicales de Mai 68 : réédition du disque Pour en finir avec la travail / Les chansons radicales de Mai 68. EPM 2018

L’esprit anarchiste de La Commune à Mai 68 (chansons anarchistes et pacifistes 1820-1990) 2 CD, Frémeaux & associés 2013

Colette Magny, Vietnam 67 + Mai 68, édition regroupant les deux disques éponymes. 2 CD EPM 2008

Dominique Grange, 1968-2008… N’effacez pas nos traces. Livre disque mis en BD par Jacques Tardi. Casterman/Juste une trace 2008.

Mai 68 (le coffret collector des 50 ans) « 68 chansons incontournables qui ont marqué l’année 1968 quand la musique aussi a fait sa révolution ». Compilation. Coffret 4 CD au titre racoleur, tout à fait dispensable. MCA 2018

Mai 68, Révolution. Compilation de titres anglo-saxons (Donovan, The Who, Manfred Man, The Jimmy Hendrix experience…). Prix excessif. 2018

Au printemps de quoi rêvais-tu ?

Raymond Devos. « Quand tout a été fini et que j’ai vu le chômeur qui avait enfin trouvé du travail – il était en train de remettre les pavés à leur place – menacer de faire grève parce qu’il n’était pas assez payé… je me suis dit qu’on n’était pas sorti de l’auberge ! » (sketche)

Georges Chelon. « J’ai compris Mai 68 après coup. Mais, sur le moment, je n’étais pas du tout dans le coup. Pourtant, j’étais adulte ! Bien sûr, j’ai fait des galas de soutien mais je ne sais pas ce que je soutenais. Avec le temps, je ne sais toujours pas si j’ai raté quelque chose d’important. Par contre, ce que je sais, c’est qu’à partir de ce moment-là, le métier n’a plus été tout à fait le même » (extrait de Je Chante n°7, 1992)

Georges Moustaki. « [je l’ai titrée Sans la nommer] parce qu’on mettait la révolution à toutes les sauces. Or j’avais envie d’en parler, car je trouve que c’est la plus belle idée, la plus sensuelle, le plus mystique, la plus politique, la plus concrète. Il n’y a que le mot que me gênait. Et puis j’ai craqué et j’ai quand même ajouté La révolution permanente entre parenthèses, au cas où quelqu’un aurait eu un doute… » (extrait de Je Chante n°20, 1996)

Michel Delpech. « En mai 68, je n’ai pas fait la révolution. Sauf dans ma tête. J’ai commencé à m’intéresser à des gens et à des choses qui ne me concernaient pas auparavant.  J’ai ressenti le grand mouvement des idées, j’ai gambergé, discuté, réfléchi. Cela m’a fait du bien. Du bien intérieurement et du bien dans mes chansons. Auparavant, mes chansons étaient gentilles, mais sans un brin d’oxygène… » (Salut les copains, février 1972, rapporté par Je Chante)

Leny Escudero. « Je ne voulais pas rater ça. Pour moi, 68, ce n’était pas renverser un pouvoir pour en mettre un autre à la place. Pas du tout. C’était changer la vie. C’était faire en sorte que tout le monde puisse se rencontrer, parler, communiquer. Pour moi, ça a été une fête merveilleuse… » (extrait de Je Chante n°4)

Joe Dassin. « Les charges de CRS sur le boulevard Saint-Michel deviennent si habituelles, si routinières, si rituelles que les badauds assistent au ballet des forces de l’ordre et des contestataires tranquillement depuis le trottoir. Les CRS se mettent à courir, matraque en main, quand soudain l’un d’eux pointe le doigt en tournant la tête vers un gaillard brun dont la haute stature dépasse de la foule des spectateurs. « Eh, regardez, c’est Joe Dassin ! » Alors tous les CRS regardent le chanteur qui est seulement venu là en voisin, puisqu’il habite la rue d’Assas. Et la rigueur martiale de leur alignement en prend un coup… Il est vrai que, depuis quelques semaines, les radios diffusent abondamment Siffler sur la colline et que Joe Dassin est un des chanteurs du moment… » (Bertrand Dicale, Les Miscellanées de la chanson française)

Catherine Ribeiro. « Mai 1968. J’ai 5 ans. Mon père occupe l’usine et n’est pas rentré à la maison depuis plusieurs jours. Un midi, je vais avec ma mère à l’usine pour apporter… je ne sais pas, du linge propre, des produits alimentaires et des bisous j’imagine. Nous arrivons dans une grande pièce, avec des meubles en formica et des grandes tables. Debout sur une des tables, une dame, très grande, très belle, les cheveux très noirs et très longs. Elle chante et tout le monde l’écoute de façon très intense. Moi, je suis fascinée, plus que ça, hypnotisée… Evidemment, je ne le formule pas, je suis trop jeune pour ça, mais je sais que je vis un moment très particulier et qui va rester en moi… Une dizaine d’années plus tard, un septembre, la fête de l’Huma, j’ai vu pour la première fois, Catherine Ribeiro… A non, pardon : pour la seconde fois » (témoignage de Cathy Lohe, sur facebook)

Bernard Lavilliers. « Je vivais déjà à Paris à l’époque, mais j’ai vécu les événements de 1968 entre Saint-Etienne et Lyon. J’ai chanté dans les usines occupées des deux villes. On s’est fait un coup de nostalgie, comme en 1936, dont on avait tous entendu parler. Le jour, debout sur les machines ou monté sur trois caisses de bières, je me suis inscrit dans cette tradition musicale des occupations d’usine. Et je continue encore. La nuit, on courait les petits bars, les cabarets du vieux Saint-Jean ou des pentes de la Croix-Rousse. On y reprenait le répertoire des chansons anarcho-syndicalistes. » (2012, Le Monde, Propos recueillis par Anthony Hernandez)

Valérie Lagrange. « Mai 68 a littéralement fait exploser les mentalités rigides, les idées reçues, cette autorité arbitraire qui était comme une chape de plomb sur une société conformiste et soumise ». (Valérie Lagrange, dans son livre Mémoire d’un temps où l’on s’aimait)

France Gall. « Au début, je n’éprouvais qu’une certaine irritation à cause des batailles du Quartier latin et des grèves, voilà que la sortie de mon nouveau super-45 tours se trouvait compromise. Moi qui avait tant travaillé pour qu’il soit réussi. Et puis à l’irritation a succédé la peur. Une peur carabinée. Tout le monde parlait de guerre civile autour de moi (…) Mais aujourd’hui je suis rassurée. Tout est rentré dans l’ordre. Quel bonheur ! » (Bertrand Dicale, Les Miscellanées de la chanson française)

Franck Alamo. « Des milliers d’irresponsables ont failli plonger la France dans une crise terrible. Heureusement que le général De Gaulle a su se montrer à la hauteur ! C’était lui le plus fort et il l’a montré ! C’est vrai, j’avais fait une chanson sur le mouvement étudiant. J’avais choisi pour titre « La jeunesse a raison ». Heureusement que le disque n’est pas sorti au moment prévu ! Je l’ai retenu à temps » (Bertrand Dicale, Les Miscellanées de la chanson française)

François Béranger. « Mai 68, ce ne sont pas les barricades et les simulacres de guerre civile, les petits jeux puérils auxquels se livrent, déjà, certains groupuscules, avec leur vocabulaire hermétique, leur goût du secret et du complot. Ces trois semaines – seulement ! – imprévisibles ont impressionné le monde entier. On réalise que la plus puissante machine d’Etat peut être mise en échec par une bande de galopins ; que tout peut être dit, contesté, aboli ; que les partis, les syndicats, les groupes de pression n’existent que parce qu’on les tolère, par habitude ; qu’on pourrait vraiment changer la vie, les institutions ; qu’une fois la mèche allumée le feu se propage dans tous les secteurs et met en lumière le ras-le-bol partout (…) » (François Béranger Je suis né, je mourirai, texte dans le coffret Le vrai changement, c’est quand ?)

Dick Rivers. « Pour moi, sur le moment, Mai 68 a été un désastre. Je n’ai pas du tout apprécié ce mouvement et je l’ai trouvé nul. Mais il y avait certains bons aspects. A l’époque j’habitais Neuilly et, en raison de la grève, on avait l’impression de vivre dans une atmosphère de vacances. Les gens étaient plus détendus, plus ouverts et se parlaient plus facilement. Il y a eu des contacts formidables. Sinon, comme beaucoup de Français, je suis parti pour Londres. C’était le seul endroit où nous pouvions enregistrer des disques. J’y ai retrouvé Mireille Mathieu et des PDG qui négociaient des affaires » (Paris-Match, 1998)

Source : NosEnchanteurs